Sphère émotionnelle

Il n'y a rien de divin chez le petit marquis (5/9)

Il n'y a rien de divin chez le petit marquis (5/9)

Sortie de l'enfer des bibliothèques par Apollinaire, l'œuvre de Sade se retrouve, après la Grande Guerre, au cœur d'un conflit d'interprétation entre Breton et Bataille, entre idéalisme et matérialisme.

Il n'y a rien de divin chez le petit marquis (5/9)

Le temps des héritiers.

En mai 1923, alors que le divorce entre les dadaïstes historiques et les proto-surréalistes est consommé, Aragon publie dans « Littérature » un article où il présente le marquis comme l'une de ses références : «  La littérature, la poésie, l’art si je les défends un peu contre Dada, vieux monstre légendaire, ce n’est pas par culte de ces saint-sulpiceries délirantes — mais je ne vois pas de raison d’abandonner un moyen commode de provoquer le scandale, ma pâture. Tout au monde, Dada, la guerre, la peinture, les femmes, mes amis, Arthur Rimbaud, la petite fille coupée en morceaux, le marquis de Sade, Jacques Vaché n’ont jamais été pour moi que l’occasion du scandale. » Par sauts successifs le marquis gagne en sympathie. En 1924 Breton déclare « Sade est surréaliste dans le sadisme ». Le marquis est intronisé figure tutélaire du surréalisme. Mais plus encore, les surréalistes en revendiquent l’héritage, ils se pensent comme les seuls et légitimes fils spirituels du marquis. 


En Octobre 1924 parait le « Manifeste du surréalisme », qui définit les contours et objectifs d’un mouvement qui veut renouveler l’expérience du monde. La révolte surréaliste impose l’exigence d'une liberté créatrice absolue et voit dans Sade un maître en la matière. Toutefois l’héritage du marquis n’est pas de toute tranquillité, il y a cette matière noire, sanglante et excrémentielle dont on se fait trop quoi faire, dont on ne peut avouer, ne serait-ce qu’à soi-même, qu’on s’en délecte. Alors on joue sur les mots, « Sade est surréaliste dans le sadisme », il n’est pas sadique, il a simplement brisé l’association entre amour et jouissance (sic). On idéalise la morale sadienne, on la recouvre d’oripeaux. Pris au piège de sa fascination on défend l’indéfendable, comme en témoigne ce texte d’Éluard : « Pour avoir voulu redonner à l’homme civilisé la force de ses instincts primitifs, pour avoir voulu délivrer l’imagination amoureuse et pour avoir lutté désespérément pour la justice et l’égalité absolues, le marquis de Sade a été enfermé presque toute sa vie […]. Son œuvre a été livrée au feu ou à la curiosité sénile d’écrivains pornographiques, qui se firent un devoir de la dénaturer. Son nom est devenu synonyme de cruel et d’assassin. Tous les assis ont bavé sur cette âme indomptable. Il ne fut jamais d’homme plus souverainement malheureux. Il a toujours accepté le défi de la morale convenue et est toujours resté à la pointe des ouragans qu’il déchaina contre lui. La Révolution le trouva dévoué corps et âme. » 

Breton et Bataille la guerre des fils.

Breton qui veut Sade pour lui seul se le réapproprie d’une façon autoritaire, ce qui n’est pas du goût de tous. Georges Bataille, en particulier, n’apprécie guère la manœuvre. Il est vrai que Bataille, à contrario de son meilleur ennemi, met les mains dans le cambouis sadien. Son travail, centré sur l’expression d’un « érotisme qui n’a nul besoin de l’amour pour exister car la débauche y suffit », revendique la mort comme seule issue à l’érection, la mort comme l’alliée incontournable de l’érotisme. Appel à catalyser le désir par la transgression, apologie de la souillure quand elle s’associe à la jouissance, autant de thématiques typiquement sadiennes. Toutefois Bataille théorise là où Sade se contente d’énumérer. Il se place sur le terrain de la réflexion philosophique, le marquis évolue sur celui du romanesque et de l'idéologie. Si Bataille livre le constat de l’érotisme noire qui hante les sociétés occidentales, Sade invite à s’y complaire, à l’éprouver physiquement. Bataille est un matérialiste pragmatique qui ne se fait aucune illusion sur le sens à donner aux écrits sadiens. De son côté Breton idéalise le marquis, pense l’érotisme en poète, sous une forme sublimée dont l’amour est le ferment. Entre Breton et Bataille se dessine un abîme d’incompréhension. 


André Breton.

En 1929, on confie à Bataille le poste de secrétaire général de « Documents », une revue à vocation ethnographique. Il est rejoint par d’anciens surréalistes, des disgraciés du mouvement, Limbour, Vitrac, Desnos et Leiris. Bataille va se servir de la revue pour démolir l’interprétation fantaisiste que les surréalistes font de l’œuvre du marquis. Il veut mettre en évidence « le geste de Sade » en s’appuyant sur des documents historiques. Bataille n’en démordra pas, pour interpréter correctement le texte sadien il faut que le commentateur prouve sa proximité avec la pensée de l'auteur. En d’autres termes qu’il en accepte la puanteur. Acceptation qui doit rendre l’admiration idéalisée pour Sade totalement impossible. Il dira à maintes reprises aux panégyristes de Sade que toute revendication de son héritage doit assumer un violent paradoxe. Leur intimant l’ordre de faire une lecture matérialiste de ses écrits, de se livrer à une interprétation directe, excluant tout idéalisme des phénomènes bruts, il les enjoints d'abandonner leur analyse idéologique élaborée sous le signe des rapports religieux. Breton en retour récuse le matérialisme de Bataille l’accusant de ne prendre en considération que ce qu’il y a de plus vil, de plus dégradé, de se repaître des immondices et de la souillure.


Georges Bataille.

La querelle perdurera jusqu’au 15 janvier 1930 et la diffusion du pamphlet « Un cadavre », cosigné par d’anciens surréalistes et Georges Bataille. Breton y est déclaré mort. Leiris introduira sa contribution en affirmant : « Le cadavre d’André Breton me dégoûte parce que c’est la cadavre de quelqu’un qui a toujours vécu lui-même sur des cadavres. » Comme si ce paroxysme de violence avait servi d’exécutoire ultime aux conflits des héritiers, les relations entre Bataille et Breton tendront à se normaliser, les deux collaborant même en 1934 au sein de la revue « Le Minotaure ». 


En périphérie des querelles de chapelles, se trouve l’écrivain et éditeur Maurice Heine, figure d’autorité dans la perception de l’œuvre de Sade. Par son travail de transcription, d’édition, de recherche historique et d’exégèse, il servira souvent de juge paix pour trancher les conflits entre Breton et Bataille. Il devancera les travaux du poète Gilbert Lely, par ailleurs éditeur des œuvres complètes et de la correspondance du marquis de Sade. Nombreux seront celles et ceux qui s’attaqueront à la critique de Sade. Il serait impossible d’en citer tous les noms, notons quand même celui de l’écrivaine, poétesse et critique littéraire, Annie Lebrun spécialiste reconnue des écrits du marquis. Enfin, Man Ray, Hans Bellmer, André Masson, René Magritte, Luis Bunuel avec « L’âge d’or »/1930 et Pier Paolo Pasolini avec « Salò ou les 120 journées de Sodome »/1975, seront les principaux acteurs de sa transcription artistique.

Admirer Sade c'est se soumettre.

Les multiples interprétations de l’œuvre Sadienne ont dû, pour se justifier, faire l’impasse sur une ou plusieurs de ses composantes. Lectures idéaliste, érotique, historique, sociologique, philosophique, encyclopédique, politique, anthropologique, ont toutes, d’une manière ou d’une autre, pêché par omission. Il appert qu’appréhender l’œuvre et la vie de Sade dans leur globalité induit de se confronter à d’incessantes et irrésolubles contradictions, imposant d’en voiler les éléments perturbateurs pour y trouver un semblant de logique. Cette récurrence dans la prétérition est finalement révélatrice d’une réalité transcendant les analyses des écrits du marquis. 

C’est le propre des pervers de haut rang que de perdre les esprits « communs » dans les tumultes et méandres de leur pensée et comportements. Parce que ceux-ci ne répondent pas à une logique qu’ils connaissent, qu’ils pratiquent, leur interprétation en est immanquablement erronée. En novembre 1783 le marquis écrit à sa femme : « Ma façon de penser dites-vous ne peut être approuvée et que m’importe, bien fou celui qui adopte une façon de penser pour les autres. Ma façon de penser est le fruit de mes réflexions, elle tient à mon existence, à mon organisation. Je ne suis pas le maître de la changer, je le serai que je ne le ferai pas. Cette façon de penser que vous blâmez fait l’unique consolation de ma vie, elle allège toutes mes peines en prison, elle compose tous mes plaisirs dans ce monde et j’y tiens bien plus qu’à la vie. Ce n’est point ma façon de penser qui a fait mon malheur c’est celle des autres ». Les autres c’est nous, mais plutôt que l’entendre pour ce qu’elle est, une déclaration formelle d’incompatibilité de compréhension entre des structures mentales foncièrement différentes, les laudateurs du marquis y voient l’éloge de la singularité. Singularité dont il cautionne l’intérêt, mais dont il ne perçoivent pas la nature exacte.


Une illustration tirée de " Juliette ou les Prospérités du vice".

Sade est un pervers, un habile manipulateur qui sait brouiller les pistes, disant tout et son contraire avec une même conviction, qui sait décourager la compréhension et forcer l’interlocuteur à la reddition intellectuelle. La correspondance entretenue avec sa femme est à cet égard absolument révélatrice de son aptitude à l’emprise et la persuasion. On y perçoit comment il parvient à métamorphoser cette femme « quelconque », la rendre en connivence avec sa propre aventure perverse, l’enfermer dans sa logique de pensée et la contraindre à lui pardonner tous ses excès. Si l’on devait reconnaître au marquis un quelconque talent ce serait celui de la maîtrise d’une rhétorique de la séduction et de la persuasion.

On ne peut douter que Sade accède à une véritable volupté intellectuelle lorsque l’autre cède, renie ses propres convictions et accepte le pire, lorsqu’il réussit à le rendre hors de lui-même. Cet appétit, cette délectation pour la manipulation suinte tout au long de son œuvre comme en témoigne ce discours dans « Juliette ou les Prospérités du vice» : Oh Juliette, si tu veux, comme moi, vivre heureux dans le crime et j’en commets beaucoup, ma chère, si tu veux, dis-je, y trouver le même bonheur que moi, tâche de t’en faire, avec le temps, une si douce habitude qu’il te devienne comme impossible de pouvoir exister sans le commettre ; et que toutes les convenances humaines te paraissent si ridicules, que ton âme flexible, et malgré cela nerveuse, se trouve imperceptiblement accoutumée à se faire des vices de toutes les vertus humaines et des vertus de tous les crimes : alors un nouvel univers semblera se créer à tes regards ; un feu dévorant et délicieux se glissera dans tes nerfs, il embrasera ce fluide électrique dans lequel réside le principe de la vie. Assez heureuse pour vivre dans un monde dont ma triste destinée m’exile, chaque jour tu formeras de nouveaux projets, et chaque jour leur exécution te comblera d’une volupté sensuelle qui ne sera connue que de toi. Tous les êtres qui t’entoureront te paraîtront autant de victimes dévouées par le sort à la perversité de ton cœur ; plus de liens, plus de chaînes tout disparaîtra promptement sous le flambeau de tes désirs, aucune voix ne s’élèvera plus dans ton âme pour énerver l’organe de leur impétuosité, nul préjugés ne militeront plus en leur faveur, tout sera dissipé par la sagesse, et tu arriveras insensiblement aux derniers excès de la perversité par un chemin couvert de fleurs. 

La relation de Sade à son lectorat, basée sur un processus d’éducation, un conditionnement à l’acceptation des pires outrages, contient tous les ingrédients d’un rapport Dominant/soumis.e de type pervers. De fait, lectrices et lecteurs de Sade subissent un lavage de cerveau en bonne et due forme, passant par une insensibilisation progressive à la cruauté, une manipulation mentale, qui in fine leur fait exprimer de la gratitude pour les épreuves de dégradation morales qu’ils/elles endurent. Mais que ce soit envers, ses proches, les protagonistes de ses romans, ou son lectorat, la toute-puissance de Sade ne peut s’exercer qu’à la condition expresse que ceux-ci soit des esprits faibles et manipulables. Et cela devrait faire réfléchir les inconditionnels admirateurs du marquis…

À suivre...

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