Sphère émotionnelle

L'esthétique moderne. Art érotique 2

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L’art érotique a-t-il une existence réelle ? 

La question peut sembler saugrenue, spécialement aux férus d’histoire de l’art. Cependant, prenant en compte la philosophie de l’art et du beau émergée au début du 18ème et s’étendant jusqu’à la fin du 19ème, nous pourrions penser qu’elle ne l’est pas tant que ça. 

L’esthétique moderne, discipline philosophique ayant pour objet la compréhension des perceptions et du beau, a érigé un mur entre les plaisirs esthétiques et sexuels, ne laissant que peu de place aux œuvres voulant allier les deux. Pour comprendre le pourquoi de cette dichotomie, il est nécessaire de se référer à Kant qui dans Critique de la faculté de juger (1790) estimait que le jugement esthétique ne peut reposer sur une appréhension du plaisir générant ou étant dépendante du désir pour l’objet contemplé. Pour Kant, la faculté de porter un jugement esthétique ne pouvait se confondre avec la faculté de désirer, car le sentiment esthétique doit être désintéressé, c’est-à-dire qu’il ne doit pas motiver le désir de posséder ou de consommer l’objet que l’on admire. Par exemple, pour juger de la beauté d’un corps de façon exclusivement esthétique, il était indispensable pour Kant de se satisfaire de sa simple représentation car dès que le désir de posséder sexuellement ce corps s’immisce dans le processus, le jugement esthétique s’efface au profit de ce qu’il nommait "le jugement de l’agréable". 

L’excitation sexuelle est donc, au regard de cette conception du jugement, un facteur étranger au sentiment du beau qui lui, est totalement indifférent à la nature de l’objet d’admiration. Le jugement esthétique doit démobiliser le désir et se contenter de la pure contemplation pour ne pas se transformer en jugement de l’agréable. Si l’on juge qu’un vin est agréable, c’est en référence à son goût, de fait l’agréable n’est nullement désintéressé, il détermine au contraire une inclination ou un désir de jouir et de consommer l’objet qui paraît agréable : "l’agréable suscite par la sensation un désir pour les objets". Par opposition, le sentiment du beau se satisfait de la pure impression subjective ressentie en présence de l’objet. Le but de l’art érotique étant précisément de stimuler le désir sexuel, il lui est, toujours selon Kant, difficile d’être l’objet d’un jugement esthétique. Finalement, nous comprenons que pour Kant, l’esthète était fondamentalement différent du jouisseur.

Si l’érotisme ne peut faire l'objet d'un jugement esthétique, il ne peut pas non plus prétendre à l'Universalité. Kant soulignait que l’expérience du beau, à l’inverse de l’expérience de l’agréable, résulte d’un jeu entre les facultés cognitives d’imagination et de compréhension. Ainsi, le jugement esthétique fondé sur les conditions subjectives de la cognition, partagées par tous les êtres rationnels, peut ambitionner l’Universalité. De fait, le plaisir induit par l’art érotique, en dépendant des préférences sexuelles de tout un chacun, ne peut revendiquer cette Universalité. Le sentiment du beau désintéressé par nature, indépendant des inclinations personnelles et individualistes, s’éprouve par conséquent comme un sentiment susceptible d’Universalisation. Dans le sentiment esthétique, le sujet égoïste réussit à s’oublier lui-même, à s’ouvrir à la beauté par-delà la sphère toujours limitée de ses intérêts particuliers, à se rendre sensible à une émotion qu’il ressent comme étant celle de tout homme et non comme la sienne propre. Le sentiment esthétique affranchit l’individu des limites qui le particularisent, surmonte l’égoïsme de son cœur et l’ouvre à la dimension de l’Universalité.

La notion de désintéressement dans le jugement esthétique n’est pas l’apanage de Kant. Anthony Ashley Cooper, politicien philosophe anglais du 18ème ayant inspiré Kant, affirmait que l’émotion suscitée par le beau appartient au domaine de la contemplation raffinée et rationnelle, ne pouvant en aucun cas se comparer aux plaisirs grossiers qu’offrent les sens en réponse à une stimulation sexuelle. Pour lui aussi les deux types de plaisirs étaient complètement distincts, même s’il reconnaissait qu’à la vue d’une très belle femme, le plaisir érotique découle du plaisir esthétique. Pour éclairer son propos, il imaginait un homme face à un arbre couvert de superbes fruits et faisait remarquer qu’il y avait deux attitudes possibles. Contempler l’arbre et sa beauté sans rien attendre d’autre que l’émotion du beau, ou regarder l’arbre en ayant envie de manger ses fruits. Dans le premier cas le plaisir de l’homme est désintéressé alors que dans le second le plaisir est dépendant d’un intérêt personnel en l’occurrence celui de consommer les fruits. 

Mais, peut-on introduire la distinction entre le beau et l’érotisme dans des termes aussi rigides ? Effectivement quand nous admirons une belle femme ou un bel homme, n’est-ce pas justement leur beauté qui titille nos sens et induit un désir pour leur corps ? Et si tel est le cas, cela ne prouve-t-il pas que l’émotion procurée par le beau dans le plus grand désintéressement et les plaisirs charnels intéressés sont intimement liés ? À ces questions Cooper aurait répliqué par un non cinglant. Mais pourrait-on affirmer que c’est la beauté de la nourriture qui fait de nous des hommes affamés ? Certainement pas car ce qui stimule réellement l’appétit se cache en dessous des apparences aussi attrayantes soient-elles. À titre de comparaison nous pourrions dire que ce n’est pas la matière utilisée pour réaliser une sculpture qui nous procure le sentiment du beau, mais l’implication et le talent de l’artiste dans le travail de cette matière.

Pour Kant et Cooper, l’objectif du beau est avant tout de solliciter l’esprit. Pour eux, ce n’est qu’au travers de l’esprit que la beauté peut être perçue et appréciée et si les animaux ne peuvent appréhender la beauté des choses, c’est précisément parce qu’ils ne disposent pas des circuits de l’esprit humain. Il est donc logique pour les deux philosophes que l’érotisme en tant que médium suscitant le désir sexuel ne puisse avoir de place légitime dans le royaume de l’esthétique. 

Si Cooper et Kant ont posé les bases de l’esthétique moderne, Arthur Schopenhauer, philosophe fortement inspiré par la pensée Kantienne, s’est emparé de la notion de désintéressement pour développer une philosophie de l’art à part entière. Sans rentrer dans le détail de ses travaux, le concept "Das reizende", "La stimulation" doit retenir notre attention pour traiter du sujet qui nous concerne. "La stimulation" est pour Schopenhauer ce qui excite la volonté en lui offrant sans effort l’opportunité de la satisfaction et de l’épanouissement. Pour le philosophe, la démarche artistique doit fuir cette notion coûte que coûte car elle conduit le spectateur en deçà de la pure contemplation qu’exige l’appréhension du beau. De plus il ne concevait pas que le spectateur ne puisse être autre chose qu’un pur sujet de savoir, rejetant par là même l’idée qu’il soit un sujet nécessiteux et dépendant de la volonté. Mettant en exergue que l’objectif de l’art est de faciliter la contemplation des Idées, détachée, libre de volonté, il fustigeait les techniques utilisées par les peintres pour stimuler les sentiments libidineux du spectateur, en d’autres termes il ne reconnaissait aucune valeur esthétique à l’érotisme. Pour asseoir son propos, il affirmait que si les fruits sont un sujet de tableau digne de respect c’est parce qu’ils représentent une sublimation des fleurs, qu’ils sont de magnifiques produits de la nature, tant par leurs formes et couleurs, qui ne nous obligent pas à songer à leur consommation pour en apprécier la beauté. Par contre un tableau représentant avec grand réalisme des plats appétissants serait critiquable au même titre que l’est une œuvre érotique, car en stimulant la volonté, il empêcherait la parfaite contemplation esthétique de l’objet. Partant de l’idée que la fonction de l’art est de permettre d’éprouver l’expérience esthétique, Schopenhauer ne pouvait que rejeter la notion de stimulation du domaine artistique.

L’héritage de l’esthétique moderne.

L’esthétique moderne a projeté son ombre sur l’ensemble du 20ème siècle et avec elle, l’idée que l’esthétique et l’érotisme étaient fondamentalement incompatibles. Arthur Clive Bell, critique d’art anglais et spécialiste du formalisme esthétique, s’inscrit parfaitement dans cette tradition. Dans un de ses ouvrages de référence, Art (1913-14), il opposa de façon saisissante l’émotion esthétique, provoquée par des œuvres d’art qui combinent habilement les lignes et les couleurs, et le désir sexuel seulement déclencher à la vue de corps sensuellement attirants. "Ne laissez personne croire, au motif qu’elle a connu un moment agréable dans la chaleur pittoresque des alcôves de la romance, qu’elle pourrait ne serait-ce qu’imaginer la stricte et palpitante extase de celui qui a gravi les froids et blancs sommets de l’art."

Cependant, Bell reconnaissait, comme Cooper, que les deux émotions se confondent souvent du fait que dans le langage courant, le substantif "beau" est utilisé indifféremment pour définir des œuvres d’art et des personnes séduisantes. Pour pallier cette carence lexicale il proposera le concept de "forme signifiante" censé circonscrire le beau dans l’art. Si Bell manifestait une vraie forme d’intolérance à l’égard de ce peuple ignorant, qui ne recherche dans les tableaux, les poèmes ou la musique que des émotions sensuelles, il admettait qu’une représentation graphique de jolies filles peut être assimilée à une œuvre artistique du moment que celle-ci le soit malgré son caractère érotique telle l’Olympia d’Édouard Manet. 

Pour Bell et les formalistes, "la forme signifiante" est le seul critère artistiquement valable et de nombreux philosophes de l’art du 20ème ont marché dans leurs traces, ne reconnaissant pas aux productions érotiques le statut d’œuvre d’art. Même au 21ème siècle subsistent quelques tenants de cette philosophie qui se refusent de trouver dans l’érotisme le moindre potentiel esthétique et artistique. 

Enfin, si les réponses esthétiques sont inconciliables avec les émotions érotiques, nous pouvons penser que l’espace conceptuel pouvant accueillir les deux est très réduit. Les partisans de l’esthétique moderne pourront crier au scandale, mais il existe bel et bien des œuvres d’art exceptionnelles dont l’érotisme constitue le point central. "La Venus au miroir" de Velàsquez (1647-1651) ou "La Maja Nue" de Goya (1797-1800) ne peuvent faire l’économie d’une analyse qui va au-delà du formalisme sans que l’on manque d’apprécier ces œuvres comme elles le devraient. C’est pourquoi aujourd’hui les tenants de l’esthétique préfèrent porter la critique sur un autre plan. Plutôt que nier le caractère artistique de certaines productions érotiques, ils préfèrent nier le fait que les réponses esthétiques et érotiques sont antithétiques et de fait, rejettent les principes guidant l’esthétique moderne.

La réhabilitation de l'art érotique.

À l’opposé des tenants de l’esthétique moderne et de leurs héritiers du 20ème siècle, existe des philosophes qui ont clairement défendu l’idée que l’érotisme avait toute sa place dans le domaine esthétique.

Parmi ceux-ci, Fréderich Nietzsche. Dans un passage de Généalogie de la morale. Un écrit polémique, le philosophe posait son attention sur le point de vue de l’artiste pour mettre en évidence une faille fondamentale dans le concept d’esthétique moderne.

Quand nos esthéticiens modernes rabâchent sans relâche que la magie du beau nous permet de regarder la statue d’une femme nue avec "désintéressement", nous pouvons nous autoriser à rire à leurs dépens. Les expériences artistiques dans ce domaine délicat sont beaucoup plus "intéressantes" ; certainement que Pygmalion n’était pas dépourvu de sentiment esthétique.

Pygmalion, sculpteur tombé sous le charme de la beauté de sa création, Galatée, pouvait-il éprouver un plaisir exsangue de tout désir ? Pour Nietzsche, l’idée même était inconcevable car toute production artistique est stimulante et enflamme le désir. 

Croire comme Schopenhauer, Kant, Cooper que ce qui importe dans le beau et l’art découle d’une perception immaculée, un regard esthétique expurgé de tout désir, c’est se faire des illusions. Loin de dresser un mur entre l’esthétique et le sexuel, Nietzsche les pensait intimement corrélés : "La quête du beau et de l’art est implicitement liée à celle de l’extase sexuelle." Ainsi, les œuvres d’art érotiques du passé, qualifiées d’anomalies esthétiques par Schopenhauer entre autres trouvaient grâce aux yeux de Nietzsche. 

Alexander Nehamas et Richard Shusterman, deux philosophes de l’esthétique contemporaine, ont redoublé d’efforts pour faire une place à l’érotisme au sein de l’art. Prenant Kant et Schopenhauer à contre-pied, ils affirment que la seule réaction appropriée face au beau est Éros - l’amour et le désir de posséder. Même si Éros n’est pas à entendre ici comme un synonyme de sexualité, Nehamas croit que les rencontres érotiques produisent un modèle fort instructif pour appréhender les expériences esthétiques. Pour lui encore, l’art érotique offre la possibilité de comprendre ce que le beau et l’art recèlent de mystères. Pas étonnant alors que l’œuvre référence de Nehamas soit l’Olympia de Manet, une pièce pensée pour choquer le public, particulièrement les hommes, et les amener à reconnaître que ce qu’ils apprécient n’est ni une toile, ni une image idéalisée, mais une femme nue. Il en conclut que l’érotisme produit ce que tout art digne de ce nom devrait déclencher, le désir du spectateur.

Si Nehamas conteste le désaveu du désir chez les penseurs de l’esthétique moderne, Richard Shusterman préfère s’en prendre à leur répugnance conceptuelle pour le corps qui a envahi la pensée philosophique occidentale. Dans plusieurs de ses essais, il affirme que l’expérience sexuelle peut être qualifiée d’expérience esthétique, car la plupart des caractéristiques attribuables à cette dernière peuvent l’être à l’expérience érotique : elle est recherchée et prisée pour elle-même, elle est riche et intense et se tient en dehors du flot des expériences routinières, elle convoque la pensée profonde, les émotions, l’imagination et stimule autant le corps que l’esprit. Par conséquent, Shusterman plaide pour la reconnaissance d’un "ars erotica" non seulement pour réhabiliter les productions érotiques du passé, mais aussi pour promouvoir un art érotique authentique et améliorer la compréhension des relations entre le sexe et l’esthétique. 

Si l’art érotique a eu autant de mal à s’imposer en tant que tel, c’est avant tout par un effet d’hypothèse kantienne quant à la nature du beau et du laid et sa tentative de rationaliser l’irrationnel des émotions. La philosophie de l’esthétique, qui a largement influencé les réflexions sur l’art, n’a certainement plus aujourd’hui la même implication dans le jugement artistique et c’est heureux pour l’art érotique qui n’a plus à supporter son ostracisme. 

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