Sphère émotionnelle

La pornographie au défi de l'esthétique moderne. Art érotique 3

La pornographie au défi de l'esthétique moderne. Art érotique 3

La pornographie au défi de l'esthétique moderne. Art érotique 3

La pornographie dans l'expérience esthétique.

Aujourd’hui peu de philosophes de l’art camperaient sur les positions kantiennes et refuseraient à l’art érotique une légitime existence esthétique. Pourrait-on pour autant en déduire que le mur entre l’expérience esthétique et l’érotisme est définitivement tombé ? Pas tout à fait. Il serait plus approprié de dire qu’une nouvelle frontière s’est dessinée. Si l’esthétique contemporaine a fini par accepter la valeur artistique des productions érotiques, elle n’en demeure pas moins réticente à reconnaître pareille qualité aux créations pornographiques, et de nombreux penseurs de l’art ont prôné l’établissement d’une cloison hermétique entre l’art érotique et la pornographie. 

Les théoriciens de l'art, les féministes et la pornographie.

Au-delà du concept d’esthétique, l’art érotique et la pornographie ont été au centre de débats philosophiques intenses sur fond de féminisme et d’histoire de l’art. Quantité d’historiens ont planché sur la différenciation entre art érotique et pornographie sans vraiment pouvoir tracer une ligne stricte entre les deux. Pour certains, l’art appartenant au royaume de la contemplation, toutes productions qui inciteraient à passer à l’acte perdraient irrémédiablement leur caractère artistique. Dans ce sens la pornographie, qui stimule l’appétit sexuel et pousse à la consommation, ne saurait revendiquer la qualité d’œuvre d’art. Cependant nous pourrions faire remarquer que La liberté guidant le peuple de Delacroix invite justement à l’action et qu’il serait absurde de nier sa dimension artistique. 


Les Onze Mille Verges, 2011. Tanino Liberatore

À en croire le philosophe anglais Roger Scruton, les productions pornographiques seraient riches en détails anatomiques, sexuellement explicites, quand l’art érotique chercherait non pas à mettre la focale sur des parties du corps, mais à capter la subjectivité de l’émotion sexuelle. La Vénus d’Urbin (1538) réalisée par Titien qui ouvre par son seul regard une fenêtre sur son intimité libidineuse, serait à cet égard un canon de l'art érotique.

Pour différencier l’art érotique de la pornographie, on a aussi tenté d'introduire la notion de niveaux de lecture. Une production pour être considérée comme une œuvre d'art érotique devrait, pour les promoteurs du concept, pouvoir se lire sur plusieurs plans. La pornographie ne présentant qu’un seul niveau de lecture lié à l’excitation sexuelle du spectateur, ne saurait satisfaire cette condition. Sans pouvoir totalement nier le fait, l’affirmation relève peut-être d’une simplification un peu hâtive. Les œuvres éminemment pornographiques du Marquis de Sade n’ont-elles que l’intention d’émoustiller le lecteur ? Certainement pas et on peut leur reconnaître une fonction critique de toutes les formes de répression. Nous pourrions aussi faire référence à Diderot et son roman libertin Les Bijoux Indiscrets (1748), qui mêle allègrement sexualité débridée et débats d’idées, ou encore à Thérèse Philosophe (1748), roman généralement attribué à Jean-Baptiste de Boyer, mélange de discussions philosophiques et de scènes obscènes.


Les peintures érotiques de Georges Crosz

Gloria Steinem, journaliste et féministe américaine, a retenu la notion de moralité pour discerner l’art érotique de la pornographie. Seraient à classer dans la catégorie érotique toutes les productions où la sexualité est dépeinte en termes de plaisir mutuel, de sensualité, de respect et de consentement. La violence, la domination et la coercition seraient à l’inverse les éléments déterminants l’œuvre pornographique. L’idée qu’il puisse y avoir un hiatus moral entre l’art érotique et la pornographie a été souvent reprise, cependant elle ne convînt pas totalement dans la mesure où par exemple la représentation d’une scène de viol pourrait avoir pour objectif non pas d’exciter la libido du spectateur, mais au contraire de le sensibiliser aux violences subies par les femmes. C’est pourquoi Helen Elisabeth Longino, philosophe américaine, amende le concept de moralité en lui ajoutant la notion d’apologie. En conséquence, une œuvre qui tenterait de justifier le viol, serait à classer dans la catégorie pornographique quelles que soient ses qualités artistiques. Le raisonnement est acceptable du point de vue de la morale, mais peut-on tolérer que le subjectif (re)devienne un critère de définition artistique sans craindre un retour en force du concept d'art dégénéré ? 


Nachmittag 1925. Georges Grosz

Devant ce danger potentiel, d'autres intellectuels se sont appuyés sur la notion plus objective de toxicité pour tenter de chercher la quadrature du cercle. Serait alors pornographique la réalisation qui serait toxique pour l’être humain, soit pendant la phase de production, maltraitance des hardeuses par exemple, soit par la nature des contenus, viol, torture, soit par un discours légitimant les agressions sexuelles et par voie de conséquence, l’érotisation de la violence, de l’exploitation et de la réification des corps. On peut se demander si finalement la pornographie ne devrait pas simplement être entendue comme toute production basée sur l’exploitation sexuelle du corps et principalement celui des femmes. Ceci aurait l’avantage d’écarter du champ pornographique les courts métrages suédois de la collection Dirty Diaries, ou les films issus de la mouvance porno-féministe qui mettent en avant les principes de consentement, de plaisir partagé, de respect. 


André Masson

Cela dit, donner à la moralité le pouvoir de trancher entre art érotique et pornographie dans le but de déterminer ce qui est artistique ou pas ne peut être satisfaisant, voire peut être dangereux. Tout d’abord, le concept de moralité, tributaire des contextes socio-politiques, s’oppose au dessein universaliste de la démarche artistique. Ensuite nous devons admettre que nombre d’œuvres à caractère sexuel pourraient se voir taxer de pornographie sur le seul critère de la morale et perdre leur statut d’œuvre d’art. André Masson, Georges Gross, Georges Bataille, Liberatore ou encore Egon Schiele seraient, parmi tant d’autres, relégués au rang des pornographes pour leurs productions transgressives. Étant donné : 1- que la transgression est par nature immorale, 2- que l’érotisme est fondamentalement transgressif, si la validation de l’expérience esthétique est soumise à la morale, l’art érotique est un non-sens. Ce que nous ne pouvons admettre. 

Art érotique ou pornographie : l'impossible distinction.

Si les théoriciens de l’art ne parviennent pas à réaliser la césure entre érotisme et pornographie, c’est qu’en réalité il n’y a pas à les différencier. L’érotisme est une démarche émotionnelle et intellectuelle qui tend à nous départir de notre « homme primitif » et ouvrir un horizon, plus ou moins immoral, à la sexualité reproductive. La pornographie quant à elle est la représentation d’un érotisme particulier, androcentré dans lequel la femme est considérée comme objet et non sujet de désir. L’art érotique n'est pas par conséquent réductible aux productions édulcorées qui dépeignent une sexualité bien sous tous rapports, transgressive dans les limites du socialement acceptable. De fait, en reconnaissant l’art érotique comme une expérience esthétique, on doit admettre que la pornographie peut l’être aussi. Il faut donc reconsidérer la question. Ce qui caractérise la pornographie courante réside dans le fait qu’elle est avant toute chose une expérience masturbatoire, charnelle, et non une expérience esthétique. La dichotomie entre les productions à thème sexuel reposerait alors sur ce fondement. Seraient considérées comme œuvres d’art érotique celles dont le but réel est d’ouvrir sur l’expérience esthétique. À l’inverse, celles ostensiblement destinées à exciter le spectateur dans une perspective masturbatoire seraient pornographiques et hors du champ artistique. 


Massacre à la Crucifixion 1933 - André Masson

Conclusion.

Les relations entre le sexe et l’esthétique ont été marquées par de nombreux débats d’idées. De Kant à Nehamas en passant par Schopenhauer, les penseurs de l'art se sont écharpés sur la question. Les productions érotiques pouvaient-elles permettre de vivre l’expérience esthétique ? Pour Kant la réponse était négative, l’érotisme étant une l’expérience de l’agréable, une expérience charnelle, il ne pouvait relever du jugement esthétique. Anthony Ashley Cooper, héritier de la pensée Kantienne, affirmait que l’émotion suscitée par le beau, appartenant au domaine de la contemplation raffinée et rationnelle, ne pouvait en aucun cas se comparer aux plaisirs grossiers qu’offrent les sens en réponse à une stimulation sexuelle. "Ne laissez personne croire, au motif qu’elle a connu un moment agréable dans la chaleur pittoresque des alcôves de la romance, qu’elle pourrait ne serait-ce qu’imaginer la stricte et palpitante extase de celui qui a gravi les froids et blancs sommets de l’art." aimait à souligner Arthur Clive Bell. Point de vue que ne partageait pas Nietzsche affirmant que "La quête du beau et de l’art est implicitement liée à celle de l’extase sexuelle" ni plus tard Shusterman plaidant pour la reconnaissance d’un « ars erotica » dans le but d’améliorer la compréhension des rapports entre les productions érotiques et l’esthétique.

L’expérience du beau, qui a influencé et contraint la création artistique pendant des siècles, n’est plus depuis le début du 20ème siècle le seul synonyme d’expérience esthétique. Les artistes abstraits, puis conceptuels ont cassé ce plafond de verre en se projetant au-delà du beau. De fait, l’expérience esthétique a muté pour devenir typiquement émotionnelle. Aujourd’hui le spectateur est invité à ressentir plus qu’à comprendre, à vivre l’art par le prisme des émotions. Cependant, l’expérience esthétique demeure dans l’esprit des théoriciens une expérience intellectuelle et spirituelle opposable à l’expérience de l'agréable, du charnel. La controverse au sujet de la pornographie en est l'écho le plus manifeste. Il est vrai qu’entre Carré blanc sur fond blanc (1918) du suprématiste Kasimir Malevitch et les contenus pornos mainstream du net, le public n’est pas soumis au même défi esthétique.


Carré blanc sur fond blanc, 1918. Kasimir Malevitch

Les débats d'idées autour de l'art érotique, loin d'être superflus, ont conduit à des questionnements fondamentaux sur la nature du beau, du laid, les limites de la démarche artistique et la place de la morale dans le jugement esthétique. Ce dossier a tenté de faire la synthèse des différentes façons de penser l'art érotique. Le sujet est loin d'être épuisé et nous ne doutons pas qu'il alimentera encore nombre de discussions et polémiques.

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