Les pieds bandés, un millénaire de souffrance (2/2)
Si l'on s'en tenait à la seule apparence hideuse du pied bandé, il serait impossible de pénétrer les arcanes du fétichisme qui lui est attaché. Pour ce faire il faut considérer que l'objectif de la mutilation ne visait pas tant la recherche esthétique qu'à disqualifier l'anatomie du pied au profit d'une symbolique de la soumission.

De la légende à la réalité.
Le fondement historique de la pratique des pieds bandés est corrélé à plusieurs légendes et théories sans qu'aucune d'entre elles n'ait jamais fait l'unanimité au sein des spécialistes de la question. Il est indifféremment mentionné :
- Une impératrice chinoise aux pieds bots qui, jalousant ses congénères, aurait exigé que toutes les femmes dissimulent leurs pieds sous d'épais bandages ;
- La légende de Ta Chi, la femme renarde, qui enroulait ses pieds dans des bandes d’étoffe pour dissimuler ses griffes ;
- Le néoconfucianisme, un courant philosophique qui, suggérant que des femmes respectables « ne devraient jamais être entendues hors de leur maison », aurait imposé le bandage des pieds pour restreindre leur capacité à se déplacer ;
- La volonté de renforcer le tonus musculaire des cuisses et du plancher pelvien des femmes dans le but d’accroître le plaisir sexuel des hommes.
Néanmoins, si les opinions divergent, pour une grande partie des historiens la coutume s'origine dans l’histoire de l’empereur-poète Li Yu (dynastie des T’ang du sud / 937-975) et de sa concubine Yao Niang. À la demande de son souverain, Yao Niang aurait bandé ses pieds avec des rubans de soie blanche pour leur donner la forme d’un croissant de lune puis exécuté, sur leur pointe, une danse par-dessus un lotus d’or richement décoré de pierres précieuses et de perles. Enthousiasmé par sa prestation, l’empereur l'aurait immédiatement élevée au rang de favorite. Les autres femmes du palais impérial, voulant s'attirer les bonnes grâces de Li Yu, se seraient alors bandées les pieds, initiant une mode qui au fil du temps se transforma en une coutume à laquelle aucune fille ne put échapper pendant un millénaire.
L'empereur-poète Li Yu et Yao Niang
Le bandage des pieds, d’abord réservé aux femmes des classes supérieures de la société chinoise, s’est étendu peu à peu, sous la dynastie Ming (1368-1644), à toutes les classes sociales. L’expansion de la pratique entérinera la prépondérance de ce critère de séduction qui devint, dès le 19ème siècle, la condition sine qua non d’une réussite sociale plus que jamais en lien avec le prestige de l’époux. Seules les paysannes astreintes aux travaux des champs et les femmes des ethnies Hakka et Mandchou échappèrent à la torture des pieds bandés. Toutefois, ces dernières se mirent à porter des chaussures surélevées à talon central pour imiter la démarche à petits pas des chinoises.
Femmes mandchous et souliers à talon central
Le charme ésotérique du pied bandé.
Dans la Chine ancienne, le pied était considéré comme la partie la plus intime et érogène du corps féminin. Raison pour laquelle, dès la dynastie des Song (960-1279), les figurations obscènes, qui pouvaient dépeindre des femmes complètement nues, s'interdisaient de montrer leurs pieds débandés, la nudité du pied étant strictement tabou. D’une petite taille il était gage de beauté, de charme discret, de plaisir sensuel. Le summum de la perfection esthético-érotique revenait cependant au pied dit « Lotus d’or de trois pouces ». Le pied métamorphosé était apprécié au regard de sa longueur, mais aussi de la démarche induite, démarche légère, « d’hirondelle volante », ondoyante, que le poète Su Shi immortalisa en quelques phrases :
« Embaumant le parfum, elle esquisse des pas de lotus ;
Et malgré la tristesse, marche le pied léger.
Elle danse à la manière du vent, sans laisser de trace physique.
Une autre, subrepticement, tente gaiement de suivre le style du palais,
Mais grande est sa douleur sitôt qu’elle veut marcher !
Regarde-les dans le creux de ta main, si incroyablement petits
Qu’il n’est de mot pour les décrire. »
Les petits pieds se devaient d’être mis en valeur par de délicats chaussons ou bottillons que les femmes brodaient avec minutie, jouant, dans un raffinement extrême, avec le coton, la soie, le fil d’or et une riche palette de couleurs vives. Chaque femme en possédait de nombreuses déclinaisons pour toujours être en accord avec le contexte social. Lors de la célébration du mariage trois paires étaient exhibées tour à tour. Dans la dernière, déposée sur le lit nuptial, figurait scènes érotiques et conseils sexuels.
Les pieds bandés avaient une si puissante dimension fantasmatique, que les souliers eux-mêmes devinrent source de convoitise, de vols et de multiples jeux érotiques. Dans les bordels, les clients raffolaient de boire ou de se masturber dans les petits chaussons brodés des prostituées.
Un fétichisme de la symbolique.
Au cours de la nuit de noces le mari débandait les pieds de son épouse et avait le privilège de les regarder, de les caresser, de les sucer, ce qu’en théorie aucun homme avant lui n’avait fait. Pour la mariée, ce rituel de « défloration », pouvait tourner au cauchemar si le pied n'avait pas les qualités requises : petit, souple, pointu et... odorant. Si l'on s'en tenait à la seule apparence hideuse du pied bandé, il serait impossible de pénétrer les arcanes du fétichisme qui lui est attaché. Pour ce faire il faut considérer que l'objectif de la mutilation ne visait pas tant la recherche esthétique qu'à disqualifier l'anatomie du pied au profit d'une symbolique de la soumission. Son potentiel érogène ne reposait pas sur sa taille et sa transformation stricto sensu, mais sur le degré de soumission qu'elles traduisaient. Ce fétichisme était donc forgé sur le sens et non sur la matière.
L'emprise de la coutume.
Dans les sociétés patriarcales le conditionnement social à la soumission est souvent et paradoxalement entretenu par les femmes qui, devenues mères, éduquent leurs filles à l'acceptation des pratiques coutumières sanctifiant la domination masculine. En Chine, l'emprise de la coutume fut telle que les filles se faisaient un point d'honneur à prendre en charge de leur mutilation. La dernière partie du témoignage extrait du livre de Wang Ping, révèle le zèle qui pouvait les animer : « Cette nuit-là, après avoir retiré mes bandages, je déchirai mon mouchoir en lanières et cousu ces derniers bandages afin de les rallonger. Je pliai les quatre orteils aussi loin que possible sous la plante du pied, les enveloppai une première fois dans mes bandages, puis courbai mon pied en serrant le bandage par-dessus le talon et le dessus du pied […] Quand je me mis au lit, je sentis que mes pieds enflaient, brûlaient et me faisaient mal comme l’enfer. J’étais ébranlée par l’agonie, mais j’étais déterminée à ne pas desserrer les bandages, même si je devais mourir de douleur […] Cinq jours plus tard, je ressentis soudain une vive douleur aux pieds. Je retirai mes bandages et vis que mes petits orteils s’étaient cassés et infectés […] Le bandage était si douloureusement insupportable que tout mon corps tremblait. Je me dis alors que si je commençais à avoir peur de la douleur, tous les efforts et toute la souffrance endurée seraient perdus. Mon courage me revint et je bandai mes pieds encore plus étroitement […] Après trente jours de bandage, mes pieds se réduisirent à 2,9 pouces […] Après cela, je pus fabriquer de nouvelles chaussettes et de nouvelles chaussures pour mes pieds nouvellement formés, qui était devenus les plus beaux dans tous les villages environnants. »

Dès le début du 20ème siècle, la chute des dernières dynasties, emportant avec elle les principes confucéens de l’organisation des rapports homme-femme, amorça le déclin de la coutume des pieds bandés. Le combat des femmes émancipées enfonça le clou et permit d’envisager l’abolition de la mutilation des pieds. En 1949, le pouvoir communiste, décida de mettre fin à 10 siècles de torture organisée en interdisant définitivement le bandage des pieds. Si la coutume persista encore quelques années au sein de certaines régions reculées, la société chinoise, dans son ensemble, tourna le dos à cette pratique. Aujourd’hui, quelques femmes très âgées peuvent encore témoigner de ce que fut ce millénaire de souffrance féminine, du calvaire de plus d’un milliard de chinoises et de l'inanité intellectuelle des hommes qui se persuadent qu’une femme n’est digne de respect et de désir qu’à l’instant de sa soumission.
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