Perversions sexuelles ou paraphilies : la question des normes sexuelles (2/2)
La pathologisation systématique des sexualités non-reproductives n'est plus en vogue parmi les psychiatres qui préfèrent aujourd'hui penser les sexualités alternatives sous l'angle de leurs mises en œuvre et conséquences que de leur nature même. Un progrès qui reste cependant insuffisant.

À l'aulne de la déstigmatisation.
Un siècle et demi après la parution de Psychopatia sexualis, la psychiatrie et la société dans sa globalité semblent avoir renoncé au concept de reproduction et aux référents moraux pour juger de ce qui relève du jeu érotique ou de la pathologie sexuelle. Entre 1948 et 2013, l’approche psychiatrique de la sexualité du plaisir aura connu une évolution marquée par l’abandon progressif de la notion de « déviation sexuelle » et de « perversion sexuelle » au profit de celle de « paraphilie » puis de « troubles paraphiliques ». Avec l’introduction de cette dernière, les rédacteurs du DSM ont donc entamé un processus de réforme diagnostique en axant l’argumentaire sur les conséquences et mise en œuvre des pratiques et non plus sur leur nature.
Comme le souligne Alain Giami, docteur en psychologie et directeur de recherche à l’INSERM, l’enfermement de la normalité sexuelle dans la sphère de l’hétéronormativité reproductive ou de la repronormativité n’était plus suffisante pour comprendre la dynamique de l’économie des conduites sexuelles et qu’il il était nécessaire d’introduire d’autres critères comme le « distress » (malaise personnel), la haine ou la volonté de nuire à l’autre ou à soi-même (référence au masochisme pathologique), ou encore la dimension criminologique de l’atteinte à l’intégrité des autres personnes. Alain Giami remarque en sus que l’évolution du traitement social et médical des perversions sexuelles/paraphilies est passée au cours du 20ème siècle d’un modèle de la pathologisation (et souvent criminalisation) des conduites sexuelles non-reproductives, tel que développé par Krafft-Ebing […], à un modèle qui pathologise la question sociale et politique du consentement dans les relations sexuelles et les rapports de genre. Selon le chercheur, le DSM-5 consacre l’abandon de la norme biologique, déterminant le caractère pathologique de certaines conduites sexuelles en fonction de leur nature non-reproductive, et l’émergence du consentement, en tant que valeur sociale ayant valeur légale pour définir le caractère normal ou pathologique de conduites, sentiments, pulsions ou relations sexuelles.
Des avancées significatives, mais encore insuffisantes.
Si l’on doit se féliciter des progrès accomplis dans la compréhension de l’érotisme et de la reconnaissance sociale du bien-fondé des pratiques sexuelles non reproductives tant qu’elles procurent du bien-être et viennent enrichir la vie érotique, il faut néanmoins nuancer le propos, car cette nouvelle approche des pathologies sexuelles n’est pas encore totalement satisfaisante.
Bien qu’elles évoluent en périphérie de la sexualité génito-centrée, toutes les paraphilies ne devraient pas être regroupées dans le même ensemble. Ainsi le frotteurisme, la pédophilie, la nécrophilie, la zoophilie, et autres paraphilies, qui impliquent nécessairement l’objectivation du ou des tiers, reflèteraient en toutes circonstances l’existence d’une psychopathologie. Inversement le voyeurisme et l’exhibitionnisme, notamment lorsqu’ils sont expérimentés dans l’ambiance d’un club libertin, ne seraient pas des paraphilies forcément pathologiques. Idem pour les pratiques BDSM et fétichistes lorsqu’elles répondent à toutes les règles de consentement et de respect de l’intégrité psychique et physique des participants. Pour gagner en précision diagnostique et déstigmatiser des sexualités qui peuvent exister dans le cadre d’une démarche érotique ludique, il serait donc préférable de séparer les paraphilies pathologiques, répréhensibles et juridiquement condamnables de par leur nature même, de celles qui le ne sont que de manière circonstancielle. Autrement dit la psychiatrie pourrait, en reprenant l’acception du terme paraphilie développée par le sexologue américain John Money, en considérer certaines comme étant à priori la manifestation d’une quête de l’embellissement sexo-érotique, mais pouvant dans des circonstances précises revêtir une dimension pathologique et/ou criminelle.
Mads Mikkelsen in ropes, par Ting Wang
Par ailleurs, la détresse ou l’altération du fonctionnement induite par une paraphilie et qui n’entraîne ni préjudice personnel ni préjudice pour autrui, pourraient sortir du champ de la psychiatrie pour gagner celui de la sexologie. Car s’il est pertinent de signaler que certaines pratiques sexuelles sont susceptibles de générer un mal-être, il l’est moins de le définir invariablement comme le signe d’un trouble psychiatrique. Par exemple, dans le jeu sadomasochiste, le sadique peut, au regard de ce qu’il croit être la normalité sexuelle, douter de sa salubrité mentale et/ou ressentir un profond malaise. Pour le psychiatre se référant au DSM-5, le fait signera la présence d’un trouble psychopathologique et la nécessité d’une intervention clinique. Pour le sexologue, il s’agira de spécifier la nature pathologique ou ludique du comportement en mettant en perspective de la détresse, les motivations de son patient. Plus précisément, il tentera de déterminer si dans la relation SM, la réalité du consentement du ou de la partenaire est établie et si l'excitation psycho-sexuelle de son patient naît de la souffrance ou de la jouissance de la personne qu’il « martyrise ». En conséquence, s’il atteste de la congruence du consentement et d’une excitation sexuelle induite par la jouissance du tiers, le sexologue pourra dépathologiser la détresse et rassurer son patient sur sa santé mentale en lui démontrant qu’il souffre de son rapport à la normalité et non de sa pratique paraphilique. À contrario, s’il identifie une absence de consentement et/ou une excitation provoquée par la douleur stricto sensu, il sera en mesure de poser un diagnostic de trouble du comportement sexuel, de justifier le caractère pathologique de la détresse et de la nécessité de l’intervention d’un psychiatre.
De la déstigmatisation à la dépathologisation.
Comme le fait remarquer le psychologue Alain Giami, nombre de psychiatres, psychologues, sexologues et penseurs de la sexualité argumentent en faveur d’une dépathologisation totale des conduites sexuelles alternatives. L’historien néerlandais Gert Hekma, qui se situe sur le plan de la morale plus que sur le plan médical, sanitaire ou criminologique, développe un argument en faveur du caractère non pathologique des « perversions sexuelles » affirmant qu’aucune relation sexuelle n'est une faute morale tant qu’elle ne constitue pas un abus, c’est-à-dire qu’elle ne va pas à l’encontre des désirs du partenaire. Pour le psychologue Ray Blanchard, qui a participé à la révision du DSM-5, il serait urgent de hiérarchiser les différents types de paraphilies en fonction de leur degré de nuisance : « Nous avons essayé d’aller aussi loin que possible dans la dépathologisation des paraphilies légères et qui ne causent pas de nuisance, tout en considérant que les paraphilies graves, celles qui suscitent du malaise ou des difficultés chez les autres restent de façon légitime dans le champ des troubles. » Les psychologues et sexologues Peggy J. Kleinplatz et médecin Charles Allen Moser soutiennent de leur côté qu’il n’existe aucune preuve en faveur du caractère pathologique de ces conduites et que ce sont les diagnostics et la pathologisation qui causent du trouble et des nuisances à ceux qui s’y engagent. Ils estiment que le DSM devrait retirer le sadomasochisme consensuel de la classification, et que par ailleurs la dépathologisation des sexualités hors-norme aurait l’avantage d’attirer l’attention sur le caractère purement criminel des conduites pédophiles et ainsi éviter que les auteurs d’actes répréhensibles puissent faire état d’une maladie mentale leur permettant de dégager leur responsabilité pénale.
Nous devons admettre que malgré l’évolution de la psychiatrie et des mentalités, les normes qui régissent la sexualité se font encore l’écho de ce que l’anthropologue américaine Gayle Rubin nomme « le cercle enchanté » : un ensemble de comportements sexuels socialement encouragés. Pour l’anthropologue, l’hétérosexualité, la conformité des comportements aux normes dominantes de genre, la monogamie et la délimitation du périmètre des relations sexuelles normales au cadre d’un engagement sentimental ou d’une relation stable entre deux partenaires sont autant de prescriptions qui persistent et dominent, et pour le respect desquelles le contrôle social oscille entre criminalisation et pathologisation.
Éduquer pour en finir avec les a-priori.
Longtemps les sexualités alternatives, parce qu'elles ne se conformaient pas à la modélisation génito-centrée et/ou hétérosexuelle des rapports sexuels, ont été considérées comme des perversions. Aujourd'hui la relation qu'entretiennent les occidentaux avec leur sexualité, bien qu'elle ne se soit pas entièrement affranchie de sa tutelle morale, tend à devenir plus libérale. Pour autant, il serait prématuré d'affirmer que nous avons abandonné tous les préjugés sur les érotismes hors-normes. Pour preuve, le fantasme de soumission, lorsqu'il s'exprime au féminin, soulève un tollé chez les féministes radicales persuadées de sa totale discordance avec le combat contre les rapports de domination sociale. Pour entendable qu'il soit, le rejet féministe de cette pratique BDSM n'est pourtant pas sexologiquement justifié, car les interactions entre un dominant et sa soumise, s'établissent dans une théâtralité organisée et consensuelle qui convoque des enjeux spécifiques et non transposables aux relations sociales. Si socialement la domination des hommes sur les femmes s'exerce au seul bénéfice du dominant et que l'enjeu de pouvoir est univoque, érotiquement parlant les deux composantes de la relation D/s sont égalitairement "récompensés" et l'enjeu de pouvoir est équivoque. Parce que la fantasmatique prend racine dans un champ psychique proche de celui de l'onirisme, il lui arrive d'exprimer des paradoxes troublants dont l'analyse à la lumière des à prioris est forcément contre-productive. Les fondements et motivations des sexualités alternatives restent donc sujets à des incompréhensions et ne doutons pas qu'elles se nourrissent d'un défaut d'éducation à la sexualité du plaisir.

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