L'avenir sera écoféministe ou ne sera pas.
Pour aboutir, la lutte contre le patriarcat ne peut faire l’économie d’une remise en question du culte phallique. Si dans le grand ensemble des productions littéraires féministes on ne trouve aucun argumentaire allant précisément dans ce sens, le discours écoféministe peut être entendu comme une tentative de déconstruction de la symbolique phallique.

Écoféminisme, phallocratie et patriarcat.
Aujourd’hui plus que jamais, les féministes semblent déterminées à déconstruire les fondements du patriarcat. À priori on ne peut que s’en féliciter tant la domination masculine dans l’organisation des sociétés se révèle mortifère. On veut croire que le féminisme sera non pas l’avenir de l’homme, mais celui de l’humanité et on se prend à rêver d’une révolution sociétale mettant en valeur les principes fondamentaux de la vie. Mais la réalité du 21ème siècle nous appelle à la pondération, car le féminisme n’existe plus en tant que bloc politique unifié. D’ailleurs il ne convient plus de parler du féminisme, mais des féminismes : féminisme libéral, féminisme essentialiste, féminisme anarchiste, féminisme radical, féminisme matérialiste, féminisme lesbien, féminisme intersectionnel, afro-féminisme, féminisme queer, transféminisme ou encore écoféminisme, autant des chapelles qui se querellent, voire se livre à une guerre « sororicide » franchement contreproductive. Cela est d’autant plus regrettable que nous assistons à une dégradation de la condition féminine, notamment dans les sociétés occidentales, et à un renforcement de la solidarité entre les inconditionnels du masculinisme.
In fine, dans le capharnaüm idéologique et dogmatique féministe ne ressort clairement que l’exécration du patriarcat. Mais si l’organisation sociale patriarcale confie aux hommes l’autorité politique des groupements humains, elle n’en demeure pas moins une simple entité administrative dont la désintégration ne saurait à elle seule assurer l’émergence d’une société nouvelle. Car, le patriarcat n’est que l’expression organisationnelle de la véritable cause des maux dont souffrent les sociétés : la phallocratie ou la domination sociale, culturelle et symbolique exercée par les hommes sur les femmes.
Phallocratie et culte phallique.
Le culte du Phallus, dont on perçoit les premières manifestations dès la fin du paléolithique supérieur, s’est imposé sous différentes formes dans quasiment toutes les sociétés homosapiens. La raison pour laquelle homosapiens a octroyé au sexe masculin en érection la valeur symbolique de fertilité et de survie des groupes, n’est pas clairement identifiable, mais on peut conjecturer d’une conceptualisation de l’éjaculation propre à voir dans le sperme l’origine de la vie. Il est probable qu’avant cela, le processus d’enfantement était relié au domaine du magique et reconnu comme une compétence exclusivement féminine.
Avec l’avènement du Phallus s’est imposée une perception de la procréation reléguant le corps féminin à un rôle de réceptacle du principe de vie contenu dans la semence masculine. Une appréhension du corps féminin que l’on retrouvera d’une manière explicite chez les alchimistes et leur Homunculus, puis dans la récente mise au point de l’utérus artificiel. Remarquons enfin que, par-delà le pragmatique de la pérennité de l’espèce, le culte phallique s'est amplifié, dans l’inconscient collectif, d'une dimension mythologique relative à l’origine de monde.
Fétiche phallique Eshu Elegba. Nigéria.
Pour aboutir, la lutte contre le patriarcat ne peut faire l’économie d’une remise en question du culte phallique. Si dans le grand ensemble des productions littéraires féministes on ne trouve aucun argumentaire allant précisément dans ce sens, le discours écoféministe, qui peut être compris comme une tentative de déconstruction de la symbolique phallique, s'impose en conséquence comme le seul courant de pensée à même d’en finir avec la phallocratie et donc le patriarcat.
Qu’est-ce que l’écoféminisme ?
De l’avis général, l’écoféminisme se définit comme un courant philosophique, éthique et politique, né de la conjonction des pensées féministe et écologiste. Le mouvement apparait au début des années 70 non pas suite à une réflexion théorique sur les conséquences de l’exploitation capitaliste de la nature et des êtres humains, mais d’actions concrètes menées par des femmes issues de pays en voie de développement et souffrant de graves problèmes environnementaux.
C'est en 1973, dans l'Uttar Pradesh, une province au nord de la République Indienne, que s'est organisé le premier geste écoféministe. Là pour s’opposer à l’exploitation commerciale de leurs forêts, des villageoises ont littéralement étreint les arbres, s’interposant physiquement entre eux et les bûcherons pour empêcher leur abattage. Dans l'histoire écoféministe cette action emblématique est estampillé « mouvement Chipko », le terme chipko signifiant « étreinte » en langue hindi.
Le mouvement Chipko.
L’Uttar Pradesh, état le plus peuplé de l’Union Indienne, borde les montagnes de l’Himalaya. Les rudes conditions de vie de la région vont, dès les années 50, pousser les hommes à s’exiler vers les villes industrialisées. Pour contrer cet exode rural, quelques "résistants" créent en 1960 une coopérative ouvrière, la DGSM. Il est question de favoriser l’emploi local dans le domaine de l’exploitation forestière. Depuis une dizaine d’années, ils assistent à un déboisement intensif de leurs forêts conduit par des sociétés capitalistes et ils se disent qu'une partie des arbres leur revient de droit. Alors que la petite coopérative survit cahin-caha en fabricant des outils agricoles, de la colophane et de l’essence de térébenthine, elle se voit refuser, au début des années 70, un prélèvement d’une dizaine de frênes. Paradoxalement, la Simon Company, une société spécialisée dans la fabrication de raquettes de tennis, obtient dans le même temps le droit d’en abattre 300. Lorsque les agents de la Simon Cie viennent pour marquer les arbres ils se heurtent à la résistance des habitants bien décidés à signifier leur réprobation.
Les autochtones ont deux sources de motivation : l’injustice de la décision des services forestiers étatiques et la conscience que la déforestation intensive entraîne une érosion des sols, des inondations dévastatrices et une dégradation des conditions de vie des femmes restées au pays. Si le service forestier étatique cède devant leurs manifestations et retire à la Simon Cie le droit de prélever les 300 frênes, il attribue quelques temps après, à une autre société capitaliste, 2500 arbres dans une forêt avoisinante.
Connue sous le nom de forêt de Reni elle surplombe sur la rivière Alaknanda qui, dix ans auparavant, lors d’une crue particulièrement violente avait ravagé la région. Lorsque les bûcherons arrivent, haches en main, ils ne s’attendent pas à être refoulés, car en semaine les hommes sont absents des villages alentours. En revanche les femmes sont là et elles leur barrent la route. Répétant que cette forêt est la demeure de leurs mères, qu'elles la protégeront coûte que coûte, elles enlacent les arbres et, faisant rempart de leurs corps, s'opposent à l'abattage. Devant leur détermination les coupeurs abandonnent sans savoir que par leur renoncement ils donnent naissance au mouvement Chipko. Deux ans plus tard la zone, 1150 km2, est déclarée écologiquement sensible, tout prélèvement d'arbres y est interdit pendant une décennie. Par la suite les femmes prendront la tête d'autres manifestations Chipko et sauveront de nombreuses forêts : à Gopeshwar en juin 75, dans la vallée de Bhyndar en janvier 78, à Parsari en Août 79 et à Dongir Paintoli en février 80.
La défense des arbres en mode Chipko.
Le mouvement Chipko sonne le réveil des consciences et pousse à comprendre que le développement durable des activités humaines ne peut se faire sans la préservation des écosystèmes. De plus ses activistes, jusqu'alors tributaires d’un système patriarcal strict, démontrent que les femmes sont en capacité d’agir sans attendre le bon vouloir masculin, qu’elles ont le pouvoir de faire changer les choses, de soutenir la vie et de s'opposer aux projets mortifères du capitalisme patriarcal. L'alliance du féminisme et de l'écologie vient de naître et se propagera dans le monde entier. La justice environnementale ou la possibilité de vivre dans de bonnes conditions fait de nombreuses émules parmi les populations les plus concernées par la dégradation de leur milieu de vie. C'est ainsi qu'au cours des années 70 l'engagement contestataire pour un mieux vivre sera le ferment d'une autre action emblématique écoféministe : la révolte de Love Canal.
La révolte de Love Canal.
En 1941, la Hooker Chemical Cie rachète, dans la banlieue de Niagara Falls (État de New-York), un immense fossé vestige d’un projet inabouti de canal porté en 1890 par un certain William Love. Le site, nommé Love Canal, paraît idéal pour y enfouir des déchets industriels. Pendant une dizaine d’années la compagnie, mais aussi l’armée américaine, y déversent des dizaines de milliers de tonnes de matières toxiques. Au début des années 50, la Hooker Chemical Cie décide de fermer le site et le fait recouvrir de plusieurs mètres d’argile. Bien que jugé invendable, la municipalité de Niagara Falls, en recherche de terrains à bâtir, décide de l'acquérir. Elle souhaite y implanter des lotissements bon marché et une école. Pendant une vingtaine d'années des centaines de familles vivent sans le savoir au-dessus d'une décharge de produits délétères. Mais en 1976 les habitants relevant la présence d'émanations nauséabondes découvrent le pot-aux-roses. S’en suivront des manifestations de protestation essentiellement menées par des femmes dont l'engagement sans faille contraindra les autorités à détruire école et lotissements, à évacuer puis reloger les familles concernées.
Manifestation Love Canal.
Écologie et féminisme, un mariage de raison sous haute tension.
À partir des années 80 l’activisme écologique se lie avec la partie des féministes persuadées que la dégradation des milieux naturels a des effets désastreux sur les conditions de vie des femmes (particulièrement dans les pays pauvres et les zones urbaines défavorisées). Peu à peu émerge l’idée que la terre est « une mère vivante, auto-organisée, intelligente » qui doit être instamment respectée. Alice Walker, écrivaine et militante écoféministe, auteure de la Couleur pourpre, dira : « Nous devons toutes devenir mères, pas biologiquement, mais pour restaurer la culture du care (le soin) et respecter tout ce qui vit autour de nous. La « mothering » n’est pas un phénomène biologique, c’est un processus émotionnel, social et culturel incroyablement complexe et même celles qui ne veulent pas ou ne peuvent pas devenir mères peuvent y participer. La « mothering » est une construction, une qualité, la conscience que la défense et la protection de la vie sont les actes les plus révolutionnaires du monde contemporain. » Dans la sphère écoféministe germe un nouveau concept résonnant avec celui de « mothering », le « reclaim » qui focalise sur la nécessité de retrouver la terre, de se reconnecter, de reprendre possession de la nature féminine réelle. Cette conception du féminisme, qui prône une réappropriation de la maternité, des savoir-faire féminins fondamentaux, qui ne veut plus concevoir la sphère domestique comme un espace d’enfermement, mais comme une sphère d’auto-production, du « do it yourself », va se heurter aux courants féministes historiques.
Alice Walker.
En effet au cours des années 70, la critique féministe a eu pour objet de déconstruire le paradigme de naturalisation de la femme, le but étant d’en finir avec le rapprochement femme/nature d’un côté et homme/culture d’un autre. Elle postulait que la recomposition sociale liée à la culture capitaliste avait pour effet d’exclure une grande partie des femmes du monde du travail, de les réduire à l’univers domestique comme elles ne l’avaient jamais été auparavant. Les féministes d’alors faisaient remarquer que dans les sociétés précapitalistes valeur était accordée à la maternité et aux tâches domestiques, mais que ce n'était plus le cas dans l'univers capitaliste, la valeur s'y définissant au regard de la productivité et de la création de richesses. Elles soulignaient que le travail induit par la maternité et les tâches ménagères, ne participant pas directement à la création de richesse, ne pouvait être valorisé, qu'il était donc invisibilisé. Pour une grande partie des féministes de cette époque, le fait d’associer la femme à sa fonction naturelle de reproduction, de lui imposer la fonction sociale dévalorisée de mère au foyer, était incompatible avec une quelconque possibilité d’émancipation. Shulamith Firestone, féministe radicale canadienne, soutenait d'ailleurs que la seule façon de parvenir à une égalité réelle entre hommes et femmes passerait par l’abolition des différences sexuelles et la désintégration du concept de maternité. Pour accéder aux rôles sociaux valorisés et valorisants, à la sphère de légitimation publique des hommes, les femmes étaient donc enjointes de se dénaturaliser.
Starhawk.
Pour les féministes historiques le « mothering » et le « reclaim » sont logiquement appréhendés comme le fruit d’une idéologie réactionnaire portant le danger d'un retour à la case départ. Mais l'écrivaine et militante écoféministe, Starhawk, s’insurge contre cette perception. Elle l'affirme, la peur que l’écoféminisme renvoie les femmes à la maison est tributaire d’un certain type de féminisme qui finalement adopte les vues, les pensées et les paradigmes du patriarcat capitaliste en reconnaissant comme lui que la naissance et le « mothering » sont des processus inertes.
L'avenir sera écoféministe ou ne sera pas.
L’intuition géniale de l’écoféminisme est d’avoir pressenti l’existence d’une articulation entre territoire-terre et territoire-corps et celle d’un parallèle entre le saccage de la nature et les violences faites aux femmes. Si dans leur ensemble les féminismes s’attaquent au patriarcat capitaliste, seul l’écoféminisme forge des armes conceptuelles pour vraiment le mettre à mal. Car sans l’exposer ainsi, il vise ses fondations millénaires : le culte du Phallus et la phallocratie.
Dans la culture phallique, la graine et le sperme, censés contenir le principe de vie, sont considérés comme essentiels à la survie de l'humanité. Inversement la terre et le corps féminin sont perçus comme des réceptacles au rôle secondaire. Il en est ainsi dans l’agro-industrie qui pour augmenter les rendements ne mise que sur la qualité de ses semences tout en négligeant celle de la terre, devenue, à force de traitements phytosanitaires et de labours profonds, aussi stérile que le sable. En focalisant sur le Phallus et sa symbolique fertilité le patriarcat capitaliste s’est interdit de concevoir la vie en termes d’écosystème, d’intimes relations et d’interdépendance des éléments naturels. Il est de fait logique que les écoféministes repensent aussi l’agriculture et cherchent à promouvoir la permaculture, un concept systémique et global qui vise à prendre soin de la terre en créant des écosystèmes agricoles inspirés de la nature.
La maltraitance de la terre au sens large est pour les féministes écologistes comparable à celle que subissent les femmes, car l’exploitation de leur corps relèvent du même système de pensée. Reléguées au rang de faire-valoir de la masculinité, tout comme la terre l’est de la semence, elles sont condamnées à subir sa domination. Elles se doivent d’être dociles, corvéables et disponibles pour les besoins masculins. L’arrivée prochaine de l'utérus artificiel, que certaines féministes voit comme l’occasion de se débarrasser du fardeau de la maternité et de gagner en « empowerment », exprime de manière on ne peut plus explicite cette négation de la notion d’écosystème. Penser qu’un embryon puisse se développer dans une machine aussi bien qu’il le ferait dans le corps de sa mère, c’est nier que ce dernier noue avec l'enfant des relations qui dépassent le cadre de l’apport en nutriments essentiels à sa survie. C’est penser dans la continuité du culte phallique qu’il n’est qu’un réceptacle biologique.
En resacralisant la terre, les êtres et les corps, en redonnant à la nature et au féminin la primauté du principe de vie, l'écoféminisme déconstruit les fondations du culte phallique, donne aux femmes le pouvoir non seulement de régénérer la nature, mais de résister à l’empire du patriarcat capitaliste et de sa propension à la destruction de la vie sur terre.
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