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Mouvement incel : le concept black pill

Mouvement incel : le concept black pill

Mouvement incel : le concept black pill

Le concept « black pill » du mouvement incel, entre rhétorique haineuse et passage à l'acte criminel.

Depuis le début des années 2000, la communauté incel s’organise autour d’un concept fondamentalement misogyne, « the black pill », caractérisé par un profond rejet de l’émancipation sexuelle des femmes. En clair, les femmes ne devraient pas avoir la possibilité de choisir leurs partenaires, car « cruelles et superficielles de nature, elles n’ont d’yeux que pour les beaux mâles » (sic). 

À l’origine du concept « black pill » se trouve celui de « red pill » se référant à Matrix et la scène où Morpheus offre à Néo le choix de la révélation. Dans la manosphère être « redpilled » signifie avoir pris conscience de la nature vénale des femmes et de leur propension à ne s’accoupler qu’avec des hommes prestigieux. 

Le « black pill » des incels va plus loin en affirmant que l’attractivité sexuelle des hommes est déterminée par des caractéristiques biologiques inaltérables : la forme du menton, des pommettes ou des yeux. De leur point de vue, les sociétés occidentales organisent une discrimination entre les êtres de valeur sexuelle inégale. Au sommet de la hiérarchie, les « Chads » et les « Stacy », hommes et femmes au fort sex-appeal. À l’étage inférieur, les « betas » (en opposition à alpha), les « cucks » ou les « normies », des hommes moyennement attirants. Au bas de l’échelle, les incels, des hommes repoussants, déplaisants qui ne pourront jamais convaincre une femme de leur consentir la plus petite faveur sexuelle. Un incel témoigne : « Toute notre vie nous devons endurer la douleur d’être si repoussants qu’aucune femme ne saurait même imaginer nous donner la moindre chance. Elles nous haïssent parce que nous sommes génétiquement inférieurs. Elles doivent souffrir, leur hypocrisie est un crime que l’on doit châtier en les torturant pour le reste de leur salope de vie. » Un autre attise la haine : « Les femmes ne sont que des putes de merde, toutes les foids (contraction de femoid, un terme péjoratif pour désigner les femmes) de plus de 19 ans devrait être passées à la déchiqueteuse. »

La contamination des esprits.

Il est évident que la rhétorique haineuse qui se déverse à longueur de posts sur les forums incels corrompt l’esprit des plus jeunes membres de la communauté. Marc raconte : « J’ai découvert les incels à 17 ans suite à une grosse déception amoureuse. Une période merdique, dépression et cie. Au début, c’était super de trouver des gens comme moi, ça me faisait du bien de lâcher et de lire des saloperies sur les meufs. Mais, prendre une dose de « black pill » tous les jours ça travaille la tête. Avoir tous ces trucs de haine dans la tronche, ça finit par te rendre complètement taré. À un moment je me disais, putain je hais ces connes, je les hais de tout mon cœur. Je vais les crever par wagons entiers. » Marc est l’un de ceux qui ont su prendre du recul à temps et se désengager du mouvement. Son cas est une des exceptions. 

Alek Minassian, le tueur de Toronto, n’a pas eu ce sursaut de lucidité. Dans un post Facebook, rédigé peu de temps avant l’attaque, il se décrit comme un fantassin incel engagé dans une guerre contre la société : « La recrue Minassian Infanterie 00010, souhaite parler à Sgt 4Chan. La Rébellion Incel vient de commencer. Nous allons foutre à terre tous les chads et les stacys ! Acclamons tous le Suprême Gentleman Elliot Rodger ! » Loin de scandaliser les membres de la communauté, la tuerie de Toronto comme celle d’Isla Vista suscita des commentaires enthousiastes justifiant la violence comme réponse aux malheurs des incels. 

Des inquiétudes légitimes.

Comme nombre de subcultures du net, la communauté incel use et abuse du trolling et de la provocation. Mais sa flagrante inclination pour les tueries de masse inquiète les experts. Stéphanie Carvin, spécialiste canadienne des sciences politiques, rappelle qu’il serait hors de propos et absurde de prétendre que tous les incels sont intrinsèquement violents. Mais il est évident que la glorification des tueurs de masse peut en pousser certains au passage à l’acte. Le 2 novembre 2018, Tallahassee/Floride, un homme tue deux femmes assistant à un cours de yoga et réalise une vidéo haineuse dans laquelle il se compare à Eliot Rodger.

Si les médias se sont faits l’écho des tueries d'Isla Vista et Toronto et de leur potentielle itération, en portant le focus sur cette seule menace, ils ont passé sous silence un danger plus insidieux du « black pill » : la banalisation de la violence. En effet le harcèlement, les agressions sexuelles ou les moindres actes permettant de pourrir la vie d’une femme sont des armes que les incels utilisent sans modération.

Un incel se vante sur un forum d’agresser sexuellement les femmes dans les transports en commun : « Je le fais tout le temps, je frotte ma queue sur leur cul jusqu’à l’orgasme », un autre affirme incorporer son sperme dans des barres chocolatées pour punir une fille qui l’a laissé tomber, un dernier revendique entre 50 et 70 victimes de ses tripotages intempestifs et prétend vouloir monter d’un cran en testant le viol. Les posts de commentaires sont enthousiastes et certains suggèrent que tous les incels devraient lever les inhibitions qui les empêchent de violenter les femmes. Les posts condamnant les agressions sexuelles sont plus que rares, car pour l’écrasante majorité des incels, les femmes ne méritent aucune considération. Cette mécanique de socialisation par laquelle les uns entraînent les autres dans une dynamique comportementale violente, fait craindre les pires scénarios. 

Un petit groupe d’incels, quelques centaines au plus, rassemblés au sein d’un réseau de sites géré par Nathan Larson, suprémaciste blanc à la sulfureuse réputation, œuvre d’arrache-pied pour légitimer le viol en tant que réponse à la discrimination sexuelle dont les incels sont victimes. Pour ces extrémistes, les femoids doivent être traitées comme des objets tenus d’obéir en toutes circonstances. L’un des sites de Larson, nommé « Raping Grils Is Fun », compte 500 membres actifs partageant les récits de leurs « exploits » et des conseils pour violer plus efficacement. 

Les incels dans l'air du temps.

Les incels ne forment pas une subculture déconnectée du monde extérieur. Ils sont le reflet outrancier d’un panel de valeurs sociales misogynes redevenues assez communes dans les sociétés occidentales. Maîtrisant parfaitement les nouveaux outils de communication, ils propagent leurs idéaux misogynes dans une dynamique qui s’oppose à l’évolution des consciences et susceptible d’entraîner des bouleversements culturels auxquels nous ne sommes pas préparés. Leurs positions portent les germes d’une critique systémique des sociétés post-modernes et remettent en cause le droit des femmes à disposer de leur corps. D’ailleurs la conclusion logique du concept « black pill » se trouve parfaitement résumée par un membre de incels.co : « On n’aurait jamais dû donner aux femmes le moindre droit »

Le discours incel s’enracine dans une conception archaïque de l’organisation sociale où le rôle des femmes consistait avant tout à éduquer les enfants et soutenir leurs époux, mais aussi dans la nostalgie d’une époque qui ne leur accordait que peu de liberté sexuelle. Ces idées réactionnaires, qui résonnent avec la perception anxiogène des rapports égalitaires que développent certains hommes depuis l’avènement du mouvement #MeToo, semblent avoir le potentiel de s'imposer durablement dans le paysage social. Plus globalement, le « black pill » est un rejet violent des acquis féministes, un désir de redonner à la culture patriarcale une importance première. 

Le nouveau projet d'Alana : aimer plutôt que haïr.

La subculture incel inquiète à juste titre et nombre de sociologues se demandent s’il ne serait pas temps d’imaginer la création de plateformes de discussions permettant à ces jeunes incels de canaliser leur désespoir de façon plus constructive. C’est exactement ce que propose Alana depuis le 28 Avril 2018. La fondatrice d’« Alana’s Involuntary Celibacy Project », désappointée par l’aliénation de la pensée incel, a mis sur pied un nouveau site : « Love Not Anger » avec l’ambition de venir en aide à tous ceux qui souffrent de leur solitude. Sur la page d’accueil du site on peut lire : « La sexualité n’est pas un droit, mais tout le monde mérite amour et respect. Ne pouvons-nous pas nous soutenir mutuellement pour trouver le bonheur, plutôt que sombrer dans la colère, la haine et la violence ? » L’objectif de « Love Not Anger » est clairement de retrouver l’esprit qui anima les premiers temps du mouvement incel et de contrecarrer la dérive vindicative des Rodger, Minassian et consorts. Bien qu’il soit difficile de prédire l’avenir du projet, tant il est plus simple de se laisser glisser dans la haine plutôt que de se battre pour trouver l’amour, nous espérons sincèrement qu’il sera couronné de succès.

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