Sphère émotionnelle

Furie anti-masturbation des XVIIIème et XIXème siècle (3/3)

Furie anti-masturbation des XVIIIème et XIXème siècle (3/3)

« À mon avis, ni la peste, ni la guerre, ni la variole, ni une foule de maux semblables n’ont de résultats plus désastreux pour l’humanité que la funeste habitude de la masturbation ; c’est l’élément destructeur des sociétés civilisées, et il est d’autant plus actif qu’il agit continuellement et mine peu à peu les populations. » Joseph-Henri Réveillé-Parise.

Furie anti-masturbation des XVIIIème et XIXème siècle (3/3)

Le temps des thérapies de choc.

Durant le XIXème siècle, si des résidus de morale chrétienne persistent à motiver l'exécration de la masturbation, c'est avant le rapport que la médecine a établi entre immoralité et détérioration de l'état de santé qui tient lieu de référence. On fustige la masturbation en vertu de ses conséquences sociales, la considérant comme le symptôme de la dégradation des hommes et le signe précurseur de la chute de l’Empire.

En 1860, le médecin Debourge écrit dans son « Mémento du père de famille » : « L’homme est de mieux en mieux nourri, de mieux en mieux logé, de mieux en mieux vêtu, et pourtant il dépérit, il dégénère. Je n’oserai point porter une telle accusation contre la Providence. Il me paraît bien plus juste, bien plus rationnel, bien plus logique, d’établir avec plusieurs devanciers que la masturbation et les autres excès génitaux sont les principales causes de cette déchéance, de cette dégénération, qui nous afflige. » Pour le professeur Lallemand « la masturbation mine le corps, elle empêche, elle relâche ou détruit le lien conjugal, elle attaque par conséquent la famille (base essentielle de toute société). Ces turpitudes, si elles devaient s’accroître, menaceraient l’avenir des sociétés modernes. Il est donc urgent de songer à l’extirpation de cette calamité publique. » De son côté, le médecin Joseph-Henri Réveillé-Parise affirme : « À mon avis, ni la peste, ni la guerre, ni la variole, ni une foule de maux semblables n’ont de résultats plus désastreux pour l’humanité que la funeste habitude de la masturbation ; c’est l’élément destructeur des sociétés civilisées, et il est d’autant plus actif qu’il agit continuellement et mine peu à peu les populations. » 

Une telle menace pour l’avenir des sociétés occidentales méritait donc des traitements de choc. Et en la matière les médecins du XIXème siècle feront preuve d’une inventivité en tout point surprenante.

Prévenir la masturbation... si possible.

En préventif il est entre autres proposé :

  • de procéder au lavage biquotidien des organes sexuels à l’eau tiède ;
  • d’uriner avec célérité, sans secouer la verge, afin d’éviter les attouchements des parties génitales ;
  • d’éviter les mets épicés, les viandes noires grillées et rôties, les champignons, les huîtres, les crustacés, les spiritueux, le vin pur ;
  • de porter des vêtements amples et commodes ;
  • d’éviter d’administrer des fessées aux enfants à cause des sensation liées au mouvement, de leur interdire les promenades en voitures cahotantes, la vélocipédie, l’équitation à cru ;
  • de promouvoir l’exercice physique, gymnastique, natation ou tout autre sport qui entraîne une grande fatigue ;
  • de ne coucher les enfants que lorsqu’ils sont suffisamment épuisés pour s’endormir tout de suite, de les coucher dans une chambre sans parfum, dans un lit de crin, sans duvet ni édredon, enfermés dans une chemise très longue fermée par le bas, de ne les laisser dormir que sept à huit heures et de les lever sitôt qu’ils sont réveillés ;
  • de pratiquer une surveillance discrète mais continuelle des enfants, notamment quand ils se rendent aux lieux d’aisance en comptant exactement le temps qu’ils y passent, ou quand ils dorment en les découvrant régulièrement pour surprendre leurs érections ;
  • de surveiller les nourrices, les bonnes et domestiques qui sont des initiatrices patentées de la masturbation infantile.

Si les actions préventives paraissent sorties d’une imagination dérangée, les mesures curatives, médicales et chirurgicales, ne le sont pas moins. Bien que certains thérapeutes affirment encore qu’en la matière rien n’est plus efficace qu’une bonne saignée, la technique ne recueille plus l’assentiment général des médecins. Toutefois d’autres procédés tout aussi rudes sont légitimés pour combattre le feu de la concupiscence et son excès d’irritation. 

Électricité, orthopédie et chirurgie... guérir à tout prix le malade onaniste.

S’ancrant dans la modernité, quelques esprits éclairés voient dans l’électricité la meilleure solution qui soit pour discipliner les âmes lubriques. Pour détecter les érections nocturnes, on préconise l’alarme électrique. Constituée d’une bande de métal flexible que l’on enroule autour de la verge, elle est reliée à un boitier qui déclenche une alerte sonore à la moindre érection. Mais l’appareil ne convainc que peu ou prou, les praticiens, ciblant en priorité la guérison du malade, lui préfèrent l’électrothérapie en mode interne ou externe. En interne, il s’agit de produire des décharges électriques entre une électrode enfoncée dans l’urètre ou la vessie et une autre dans le rectum. Effet garanti. Il est aussi possible de cautériser la partie de l’urètre qui traverse la prostate, avec objectif de créer et préserver une douleur qui dissuade le garçon de se polluer. L’électrothérapie externe se résume à l’administration de décharges électriques douloureuses sur les parties génitales.


Si la pratique de l’orthopédie, ou l’art de prévenir et corriger les difformités, remonte à l’Antiquité, son utilisation, dans ce siècle pris de frénésie anti-masturbatoire, relève un potentiel coercitif inédit. La répression mécanique de l’onanisme est à l’ordre du jour et de redoutables outils viennent parfaire l’action thérapeutique. Pour redresser les esprits corrompus, on peut recourir au corset, une boîte métallique qui enveloppe les parties génitales sur laquelle on superpose un caleçon fermé par un lacet, des courroies, des boucles et de petits cadenas ; enfermer les mains dans un gant sans doigts, confectionné de tissu rude au toucher ; utiliser des ceintures munies de sous-cuisses sur lesquelles est fixé un bout de grillage emprisonnant la verge ou la vulve ; insérer la verge dans le cercle automatique de Nuck, un anneau pénien qui provoque, à la moindre érection, de douloureuses scarifications de la verge ; recouvrir le gland d’une cupule attachée aux poils pubiens pour rendre douloureux tout allongement de l’organe. Ingénieux ou cruels, tout dépendra du point de vue, ces moyens mécaniques se multiplieront au cours de la période, sans pour autant montrer une réelle efficacité éducatrice. 


Lorsque les techniques précédentes sont jugées inopérantes ou que le praticien doute de leur efficience, la chirurgie se propose de prendre le relais. Utilisée depuis la fin du XVIIIème siècle, l’infibulation demeure un des moyens recommandés. Il s’agit de percer le prépuce ou les grandes lèvres pour y faire passer un anneau métallique que l’on soude pour qu’il soit impossible de le retirer. On peut aussi suivre le protocole opératoire du médecin français Paul Broca, dont il vante ainsi les mérites : « Je réunis, suivant une grande épaisseur, les deux tiers supérieurs ou antérieurs des grandes lèvres à l’aide de la suture métallique, en laissant à la partie inférieure un orifice admettant avec peine le petit doigt, pour l’écoulement des urines et plus tard du sang menstruel. Quand la réunion est parfaite, le clitoris est placé hors de toute atteinte sous un épais coussin de parties molles. » 




Les plus radicaux des thérapeutes se servent de la cautérisation, de la circoncision, de la clitoridectomie ou de la castration. La première est pratiquée sur les conduits éjaculateurs, le scrotum, le clitoris, à l’aide d’instruments chauffants ou de produits corrosifs. La circoncision se justifie au regard des vertus rédemptrices de la douleur, de fait elle est réalisée de préférence sans anesthésie. La clitoridectomie quant à elle semble n’avoir été pratiquée qu’à la marge et en dernier recours, comme le souligne le Professeur Braun de Vienne : « Dans le cas d’onanisme invétéré chez les femmes, les filles et surtout les veuves, lorsque la répétition trop fréquente de la masturbation occasionne des troubles physiques et surtout intellectuels, et que les ressources de la thérapeutique ordinaire sont restées sans succès, je n’hésite pas à amputer le clitoris et les petites lèvres. » Enfin la castration, qui consiste en l’ablation des testicules ou des ovaires, fera des milliers de victimes parmi les américaines. 


D’autres techniques pour rendre l’érection douloureuse, prendront la forme de scarifications superficielles de la verge, d’injections intra-urétrales irritant la surface muqueuse, de sonde en gomme élastique placée dans l’urètre, de vasectomie pour empêcher l’éjaculation ou de résection des nerfs honteux internes pour détruire définitivement la capacité érectile.

En conclusion.

Au cours de la première moitié du XXème siècle, la fureur anti-masturbation s’estompe progressivement. Les progrès de la médecine autorisent une meilleure appréhension des maladies qui ne sont plus considérées à priori comme une conséquence de l’onanisme. Le diagnostic scientifique gagne sur la pensée médicale irrationnelle. Prenant une place de plus importante dans le discours sur la sexualité, les travaux des sexologues et psychanalystes modifient la perception de l’acte masturbatoire. Au sortir de la seconde guerre mondiale, seuls quelques irréductibles moralistes persistent à croire à la nocivité de la masturbation. En 1948, Alfred Kinsey, Wardell Pomeroy et Clyde Martin publient « Sexual Behavior in the Human Male », une étude statistique qui montre qu’environ 95% des hommes ont fait l’expérience de la masturbation. Le Rapport Kinsey bien que critiqué sur le plan méthodologique, a un impact considérable en Occident. Les arguments pseudo-scientifiques qui ont légitimé la chasse aux sorcières masturbatrices n’ont plus de raison d’être, le monde médical tourne la page et la masturbation retrouve la place d’une pratique sexuelle anodine, sans conséquences néfastes sur la santé. Avec la révolution sexuelle, l’onanisme sort définitivement des radars de la censure et devient une expérience formatrice, éducative, permettant la découverte et la maîtrise du plaisir sexuel. Aujourd’hui, seule l’expression populaire qui veut que la masturbation rende sourd nous rappelle les temps où elle était source de tous les maux de la société.

Si pendant des siècles la rhétorique du péché de chair avait contraint les masses populaires à une sévère discipline sexuelle, la philosophie des Lumières, qui impose durant le XVIIIème siècle le primat de la raison sur la foi, induit un infléchissement de la morale chrétienne. L’Église catholique perdant de son ascendant, on aurait pu croire que la sexualité allait se débarrasser de son carcan moralisateur. Mais, la parution d’Onania, 1707-1708, qui donne au péché une coloration scientifique, va substituer les médecins aux curés et maintenir l’ambition d’un strict contrôle des activités sexuelles. Au cours du XIXème siècle, les médecins se mettront au service des industriels pour leur garantir la bonne santé des travailleurs. La notion de péché de chair cédera la place à celle de pathologie, celle de morale chrétienne à celle d'hygiène sociale et le XXème siècle verra l’effacement progressif de l’emprise de l’Église catholique sur la sexualité. Pour autant elle ne renoncera jamais à sa volonté de condamner la luxure, profitant de la moindre occasion pour se rappeler au souvenir des pécheurs, comme aux début des années 80 quand explosera l’épidémie de SIDA. Notons enfin que le dernier Catéchisme de l’Église catholique, rédigé par le Vatican Jean-Paul II, stipule « Tous les fidèles du Christ sont appelés à mener une vie chaste selon leur état de vie particulier […] La luxure est un désir désordonné ou une jouissance déréglée du plaisir vénérien. Le plaisir sexuel est moralement désordonné, quand il est recherché pour lui-même, isolé des finalités de procréation et d’union. »

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