Sphère émotionnelle

Il n'y a rien de divin chez le petit marquis (4/9)

Il n'y a rien de divin chez le petit marquis (4/9)

Durant tout le 19ème siècle, Sade fera figure d'épouvantail. Mais à l'aube du nouveau siècle, Apollinaire catalysera une nouvelle approche des écrits sadiens...

Il n'y a rien de divin chez le petit marquis (4/9)

De l'ostracisme à la rédemption.

Dès la diffusion de « Justine ou les malheurs de la vertu », le nom de Sade, qui porte déjà le symbole des tensions à l’égard d’une aristocratie, dépensière, fainéante et s’autorisant impunément tous les excès, s’agrémente d’une critique envers la liberté de la presse. Louis-Sébastien Mercier, écrivain prolifique du mouvement des Lumières, dira : « Mettez une plume dans la griffe de Satan ou du mauvais génie de l’homme, il ne pourra faire pire que Justine. Et les vendeurs et les acheteurs s’autorisent de ces mots qui nous ont tant trompés : Liberté, liberté illimitée de la presse. » Sade, n’est plus seulement visé pour ses excès libertins, mais pour la pensée qui sert de trame à ses écrits. Pour Charles de Villers, écrivain et philosophe, grand pourfendeur de Justine, ce livre « est parmi les livres, ce que Robespierre a été parmi les hommes. On dit que lorsque ce tyran, lorsque Couthon, Saint-Just, Collot, ses ministres, étaient fatigués de meurtres et de condamnations, lorsque quelques remords se faisaient sentir à ces cœurs de bronze, et qu’à la vue des nombreux arrêts qu’il leur fallait encore signer, la plume échappait à leurs doigts, ils allaient lire quelques pages de Justine, et revenaient signer. »


Si quelques voix tentèrent de prendre la défense de Sade l’opinion générale restera jusqu’aux abords du 19ème siècle farouchement hostile à la circulation de son œuvre. Il revient à l’écrivain Jules Janin d’en avoir produit la plus féroce critique : « Voilà un nom que tout le monde sait et que personne ne prononce : la main tremble en l’écrivant, et quand on le prononce, les oreilles vous tintent d’un son lugubre […] Partout ou paraît cet homme, vous sentez une odeur de soufre, comme s’il avait traversé à la nage les lacs de Sodome. Cet homme est arrivé pour clore indignement le dix-huitième siècle, dont il a été la charge horrible et licencieuse. Il a fait peur aux bourreaux de 93 (référence à la Terreur) […] Le tremblement vous saisit qu’à ouvrir ces pages ; puis, quand l’auteur est à bout de crimes, quand il n’en peut plus d’incestes et de monstruosité, quand il est là haletant sur les cadavres qu’il a poignardés et violés, quand il n’y a pas une église qu’il n’ait souillée, pas un enfant qu’il n’ait immolé à sa rage, pas une pensée morale sur laquelle il n’ait jeté les immondices de sa pensée et de sa parole, cet homme s’arrête enfin, il se regarde, il se sourit à lui-même, il ne se fait pas peur. » La fureur anti-sadienne de Janin servira de garde-fou à la diffusion massive de l’œuvre du marquis, mais n’empêchera pas sa propagation dans les milieux littéraires, Baudelaire, Stendhal, Flaubert ou encore Vigny lui témoignant une affection préfigurant la fascination qu’elle exercera sur les intellectuels et artistes du 20ème siècle.

Les Cent vingt journées de Sodome sortent de l'ombre. 

En 1904, le manuscrit des « Cent vingt journées de Sodome », disparu depuis 1789 et dont on verra l’histoire dans un article dédié, refait surface. Iwan Bloch, psychiatre-sexologue allemand, en fait paraître, sous le pseudonyme d’Eugène Duehren, la première édition. Analysée par le prisme de la psychopathologie, l’œuvre sert de support à l’appréhension psychiatrique d’un comportement sexuel qui associe cruauté et volupté. La notion de sadisme prend corps et le nom de Sade ne peux plus échapper à la connaissance de tout un chacun. Toutefois c’est Guillaume Apollinaire qui sonnera le départ de l’aventure Sadienne au sein de l’élite intellectuelle et artistique. En 1909, il fait éditer une anthologie presque exhaustive des textes du marquis et prophétise que « cet homme qui ne parut compter pour rien durant tout le dix-neuvième siècle pourrait bien dominer le vingtième. » Mais surtout, il ouvre une perspective de lecture qui n’est plus celle de la débauche, de l’infamie, de la cruauté ou de la perversion sexuelle, mais de la liberté ! Liberté de dire sans aucune forme de retenue, liberté de déplaire, liberté d’affirmer une singularité, de s’affirmer en tant qu’individu différencié envers et contre tous. Sade devient « l’esprit le plus libre qui ait encore existé », un révolutionnaire en mesure de bousculer l’ordre du monde. 


Le rouleau de papier sur lequel a été consigné "Les cent-vingt journées de Sodome".

Apollinaire premier ambassadeur sadien. 

La prise de position d’Apollinaire catalyse un changement fondamental dans la perception du marquis, qui, ironie de l’histoire, se pare de toutes les vertus. On peut lire dans l’édition du « Journal du Soir », du 18 septembre 1909, que « derrière son libertinage affecté, Sade pensait, Sade écrivait des choses si hardies au point de vue social, qu’il fallait l’enfermer. Il va s’en dire, n’est-ce pas, qu’une telle philosophie contenait trop de vérités pour être admise par le pouvoir royal. Sade contrairement aux encyclopédistes, n’entourait point ses pensées de rhétorique inutile. Aucun mot ne lui répugnait […] M. de Sade est un apologiste de l’amour naturel (sic). Si nous rentrions sincèrement en nous-mêmes, si nous avions le courage de certains aveux, bref si nous baissions le masque de notre hypocrisie, nous reconnaîtrions que nous recherchons, la nuit, avec indécence et perversité, ce que nous condamnons ouvertement le jour […] Il faut donc remercier M. Guillaume Apollinaire du méritoire effort qu’il sut accomplir en livrant au public le meilleur d’un écrivain, parfois fastidieux et pourtant très intéressant à plus d’un titre. Allégés de ces longueurs, de ces redites, des crudités trop violentes, des ennuyeuses obscénités qui ont vite fait de décourager le lecteur ordinaire, les textes choisis par l’érudit commentateur, soulignés de notes claires [...] nous permettent de discerner une pensée hardie, originale, en avance sur son époque, au point de se rencontrer maintes fois avec les plus illustres sociologues du siècle dernier, de Proudhon à Spencer et à Nietzsche. »

C’est le propre de la censure de sélectionner les passages d’une œuvre pour lui faire dire, à charge ou à décharge, ce que l’on souhaite qu’elle dise. Ainsi va s'opérer l’imposture Sade. Tous les exégètes fascinés par son œuvre vont agir de la sorte, occultant plus ou moins sciemment la matière noire qui la constitue. Tour à tour Sade sera un maître de l’érotisme, un encyclopédiste, un philosophe, un athée forcené, un humaniste, un surréaliste, un révolutionnaire, un pourfendeur des dérives idéologiques politiques et religieuses, un abolitionniste de la peine de mort, un défenseur des libertés fondamentales, et même un féministe. Il en naîtra autant de chapelles sadiennes, se contestant les unes les autres l’héritage du marquis, déployant quantité d’arguties pour imposer leur interprétation de ses écrits. Et même au sein de certaines d’entre elles se formeront des dissidences source de querelles interminables. 

Sade à l'orée de sa consécration.

En 1914, l’Europe entre dans une des périodes les plus sanglantes de son histoire. Début 1916, la Grande Guerre qui devait ne durer que quelques semaines, a déjà fait centaines de milliers de morts. Aux yeux de toute la jeunesse éclate l’absurdité de ces combats « fratricides ». Le 8 février de la même année, concomitamment au commencement des massacres de Verdun, une bande d’anarchistes, apatrides et déserteurs, manifestant un intense dégoût pour la guerre, fondent à Zurich un mouvement artistique d’avant-garde : « Dada ». Stigmatisant l’échec de la civilisation occidentale, la faillite de la culture et de la raison, ses partisans refusent toute contrainte idéologique. Fondamentalement désabusés, prônant le cynisme et la violence artistique pour répondre à la violence de la guerre, ils veulent réveiller les consciences.


En 1919, un jeune poète, André Breton, fasciné par la radicalité de leur positionnement intellectuel, cherche à rejoindre leur mouvement. Il entre en contact avec Tristan Tzara, un des leader Dada, dans lequel il voit une figure de proue de l’avenir artistique. Quelques mois plus tard, avec Aragon et Soupault, il crée la revue « Littérature ». D’orientation dadaïste elle rassemble divers artistes, dont Tzara. En Mars 1921, le dix-huitième numéro réfère du degré d’estime ou de mésestime que les membres de la tribu portent à différents musiciens, écrivains, penseurs, philosophes, leaders politiques du temps présent et passé. Si la démarche surprend par son côté notation scolaire, elle a l’intérêt de mettre en exergue les affinités du groupe. Le marquis de Sade qui figurait dans la liste, obtient une des meilleures notes. Quelque peu mis en sommeil durant la guerre, voilà qu’il refait surface et se rappelle à la mémoire des artistes contemporains. 
À suivre...

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