Sphère émotionnelle

Il n'y a rien de divin chez le petit marquis (6/9)

Il n'y a rien de divin chez le petit marquis (6/9)

"Les cent vingt journées de Sodome", une ode à la perversité décomplexée. Rien de plus.

Il n'y a rien de divin chez le petit marquis (6/9)

Les cent vingt journée de Sodome.

Souvent présentée comme l’œuvre majeure ou la pierre angulaire de l’édifice sadien, les « Cent vingt journées de Sodome ou l’École du libertinage » sont avant tout un condensé des principales déviances sexuelles ayant transcendé les sociétés et les époques. Sade n’invente rien. Il en propose une interprétation personnelle qui, de facto, n’a rien d’encyclopédique. Si de nombreux exégètes ont fait remarquer que l’humanité n’avait pas attendu Sade pour se livrer aux pires barbaries, citant les supplices infligés en public aux condamnés durant le moyen-âge, ou l’extrême raffinement des tortures inquisitoriales, ils ne sont gardés de préciser que Sade associait cruauté et jouissance sexuelle, qu’il en soutenait la légitimité. 

Historique.

Nous sommes en 1785, Sade est à la Bastille depuis l’année précédente. Ce n’est pas un détenu ordinaire. En tant que membre de la noblesse, et moyennant le versement d’une redevance à l’administration pénitentiaire, il bénéficie d’un traitement de faveur. Installé au sixième étage de la tour de la Liberté, il a droit à une cellule personnelle dans laquelle il se constitue une bibliothèque suffisamment dense pour agrémenter ses journées de lectures diverses. Dans la correspondance qu’il entretient avec l’extérieur, il se plaint néanmoins de ses conditions de détention. Certainement une façon d’exprimer sa frustration d’être tenu à l’écart de l’effervescence intellectuelle de son temps. Car des notes qu’il fait de ses repas, avec le souci pathologique du détail qui le caractérise, on comprend qu’il mène grand train, qu’il mange plus qu’à sa faim et qu’il boit… beaucoup. En tout cas bien plus qu’il ne le faudrait, car il tend à devenir obèse. 

Le marquis est capricieux, aime faire valoir sa toute-puissance, son emprise, même derrière les barreaux. À sa femme qui se démène pour satisfaire le moindre de ses désirs, il en demande toujours plus. Il veut du beurre, mais il doit venir de Bretagne, de la compote, mais conditionnée dans des pots de verre... Il réclame aussi qu’elle lui fasse livrer des godemichés. Elle s’exécute non sans lui signifier l’embarras qu’elle ressent face aux artisans goguenards qui prennent les commandes. Malaise qui semble le ravir bien plus que l’utilisation pragmatique des olisbos. 

Dans sa cellule il dispose de tout le nécessaire pour écrire, une activité qu’il pratique régulièrement, mais qui lui coûte quelques désagréments et inquiète sa femme. Elle lui écrit : « Monsieur Le Noir (lieutenant général de police) m’a dit qu’on t’avait ôté tous tes livres parce qu’ils t’échauffaient la tête et te faisaient écrire des choses qui n’étaient pas convenables. Retiens tes écritures, je t’en conjure, cela te fait un tort infini et répare cela en persévérant dans une façon de penser honnête, si analogue au fond de ton cœur, et surtout n’écris ni ne dis tous les égarements que ton esprit suggère et par lesquels on veut à toute force te juger. » Comme toujours face aux bonnes intentions de sa femme il répond par le mépris et le dédain : « Ce n’est point ma façon de penser qui fait mon malheur ; c’est celle des autres. » Fin de non-recevoir. 

Si l’on en croit ses notes, le manuscrit des « Cent vingt journées de Sodome » a été commencé le 22 octobre 1785 et fini en trente-sept jours. Pour le soustraire à la surveillance de ses geôliers il le dissimule dans un godemiché qu’il insère entre deux pierres de sa cellule. Jusqu’au jour de son évacuation de la Bastille, le 4 juillet 1789, il n’y retouchera pas. Mais surtout il ne pourra l’emporter, lui faisant dire que la perte de son ouvrage lui donne à pleurer des larmes de sang. Est-ce par peur que les révolutionnaires, trouvant cette ode éhontée au libertinage aristocratique, ne l’envoie directement à l’échafaud ou par désespoir d’avoir perdu son plus précieux manuscrit ? Nul ne sait. Toujours est-il qu’il exhortera sa femme à le retrouver, ce qu’elle ne parviendra pas à faire dans les conditions tumultueuses des évènements de juillet 1789. 

C’est un certain Arnoux de Saint-Maximin qui le 11 juillet 1789, à la faveur d’un état des lieux, aurait trouvé le document. Par la suite propriété de la famille des marquis de Villeneuve-Trans, il est revendu, vers la fin du 19ème, à Iwan Bloch, psychiatre et sexologue berlinois, qui en publie une version tronquée en 1904, sous le pseudonyme d’Eugène Duehren. En 1929, Charles de Noailles en fait l’acquisition et en propose une édition limitée à ses « bibliophiles souscripteurs ». En 1982 il est dérobé par un éditeur peu scrupuleux qui le cède pour 300.000 francs au collectionneur suisse, Gérard Nordmann. La transaction sera contestée par la France et la famille de Noailles, sans succès. En 2014, Gérard Lhéritier, homme d’affaires et fondateur du fonds de placement Aristophil, l’acquiert pour la coquette somme de sept millions d’euros, puis le revend pour 12,5 millions d’euros aux investisseurs d’Aristophil. En 2015, mis en examen pour escroquerie en bande organisée, Lhéritier est contraint de mettre Aristophil en liquidation. Le manuscrit entre alors dans no man’s land juridique. Il faudra attendre 2021 pour que l’État français s’en empare et le confie à la BnF. 


Le manuscrit des "Cent vingt journées de Sodome". Un rouleau de 12,10 de long écrit recto verso.

Le roman.

Le contexte.

Vers la fin du règne de Louis XIV, quatre libertins, aussi riches que dépravés, criminels, assassins et escrocs patentés, unis dans la débauche comme dans le vice, décident de pousser leur libertinage à son paroxysme. Amis de longues dates, coutumiers des excès d’alcool et de sexe, ils s’enorgueillissent d’être sans foi, ni loi. « Nous sommes les derniers anarchistes » dira l’un des protagonistes de l’adaptation cinématographique pasolinienne des Cent vingt journées. Ni Dieu, ni Maître que leurs instincts les plus vils. Tous les quatre ont le même objectif, explorer le potentiel de volupté que recèle le vice et de la perversité lorsqu’ils sont mis dans les conditions d’une expression optimale. Pour ce faire, ils décident de se reclure dans un château très isolé, l’obscur château de Silling. Là, pendant cent-vingt jours, de novembre à février, accompagnés de leur quatre femmes, de quatre maquerelles « historiennes » aguerries à la débauche, de quatre duègnes, de huit fouteurs, de six cuisinières et de seize adolescents.es, huit filles et huit garçons, ils prévoient de se livrer aux pires exactions sexuelles que l’imagination humaine puisse concevoir. 

Les personnages.

Sade pense le monde sur un mode manichéen, le bien et le mal, le vice et la vertu. La subtilité psychologique ne fait pas partie son répertoire analytique. Si un individu n'est pas vicieux et impur il est forcément vertueux et pur. De fait les personnages du roman sont dépeints à gros traits. Sade multiplie les éléments de vice, de corruption, de criminalité, de violence, de laideur, de puanteur, pour décrire les impurs et d’angélisme, de pudeur, de naïveté, de candeur, de droiture, de fraîcheur, de beauté, pour définir les purs. Les premiers étant majoritairement des hommes et les seconds exclusivement des enfants, des adolescents.es et des femmes. On s'étonnera qu'il ait été reconnu à cette caricature le talent de servir l’élaboration d’une réflexion philosophique sur la nature humaine. 

Les libertins.
  • Le duc de Blangis, cinquante ans, doué d’un membre monstrueux et d’une force prodigieuse. Éjaculateur hors norme. Réceptacle de tous les vices et de tous les crimes, ayant tué sa mère, sa sœur et trois de ses femmes. Il est marié à Constance, vingt-deux ans, fille de Durcet.
  • L’évêque de …(sic), son frère. Cinquante-cinq ans plus mince que le duc. Fourbe, adroit et fidèle sectateur de la sodomie active et passive, il a cruellement fait mourir les deux enfants d’un richissime ami défunt et dérobé leur héritage. S’évanouit presque en déchargeant. Suivant un arrangement alambiqué entre les quatre amis, l’évêque, père d’Aline, devient le second époux des femmes du duc, de Curval et de Durcet. En échange il leur laisse totale jouissance de sa propre fille.
  • Le président de Curval. Soixante ans. Grand, sec et mince. L’image ambulante de la crapule et du libertinage. D’une affreuse saleté sur lui-même dont il se plait à tirer de la volupté. Érection rare et difficile. Préfère les hommes, mais ne méprise point une pucelle. Doué d’un membre presque aussi imposant que celui du duc, il est abruti par la débauche et l’alcool. Ne doit sa fortune qu’à des meurtres. Éprouve en déchargeant une sorte de colère lubrique qui le porte à la cruauté. Il est marié à Julie, vingt-quatre ans, fille aînée du duc.
  • Durcet, financier, cinquante-trois ans. Propriétaire du château de Silling. Grand ami du duc. Taillé comme une femme, il en a tous les goûts. Petit membre, ne bande plus. Ses décharges sont rares et le jettent dans une fureur qui le porte au crime. Apprécie la sodomie plus que tout. A commis beaucoup de crimes, empoisonné sa mère, sa femme, sa nièce pour arranger sa fortune. Insensible à la pitié. Il est marié à Adélaïde, vingt ans, fille de Curval.


Les quatre libertins dans « Salo », la version des « Cent vingt journées » de Pasolini.

Les maquerelles historiennes.

Chaque mois une des maquerelles est assignée à la narration journalière de récits censés stimuler l’imagination et l’ardeur des libertins. L’ensemble devant suivre un mouvement de crescendo. Ainsi il est planifié que :

  • La Duclos, quarante-huit ans, beaux restes de femme, narre des histoires relatives aux 150 passions simples ;
  • La Champville, cinquante ans, mince et bien faite, narre des histoires relatives aux 150 passions doubles ;
  • La Martaine, cinquante-deux ans, grosse et fraîche, narre celles liées aux 150 passions criminelles ;
  • La Desgranges, cinquante-six ans, mince, un téton, trois doigts et six dents de moins, narre celles liées aux 150 passions meurtrières.
Les adolescents.es.

Filles et garçons, ont été sélectionnés.es, parmi des centaines d’autres, pour leur qualité de visage et de corps, leur innocence, leur vertu, leur virginité et leur appartenance à la bonne bourgeoisie ou la petite noblesse. Toutes et tous ont été enlevés.es à leur famille par des sbires des maquerelles. Ils et elles constituent la matière sexuelle stricto sensu. 

Au sérail des jeunes filles se trouvent :

  • Augustine, fille d’un baron du Languedoc, quinze ans, minois fin et éveillé ;
  • Fanny, fille d’un conseiller de Bretagne, quatorze ans, l’air doux et tendre ;
  • Zelmire, fille du comte de Torville, quinze ans, l’air noble et l’âme très sensible ;
  • Sophie, fille d’un gentilhomme de Berry, quatorze ans, des traits charmants ;
  • Colombe, fille d’un conseiller au Parlement de Paris, treize ans, grande fraîcheur ;
  • Hébé, fille d’un officier d’Orléans, douze ans, l’air très libertin et les yeux charmants ;
  • Rosette et Michette, fille d’un magistrat de Chalon-sur-Saône et fille du marquis de Sénages, treize et douze ans, toutes deux l’air de belles vierges.

Au sérail des garçons se trouvent :

  • Zélamir, fils d’un gentilhomme de Poitou, treize ans ;
  • Cupidon, fils d’un gentilhomme d’auprès de La Flèche, treize ans ;
  • Narcisse, fils d’un Chevalier de Malte, douze ans ;
  • Zéphire, fils d’un officier général de Paris, quinze ans ;
  • Céladon, fils d’un magistrat de Nancy, quatorze ans ;
  • Adonis, fils d’un président de la grand-chambre de Paris. Âge non spécifié ;
  • Giton, fils d’un gentilhomme du Nivernais, douze ans ;
  • Hyacinthe, fils d’un officier, quatorze ans.
Les autres protagonistes.

Les huit fouteurs, sélectionnés au regard des dimensions de leur membre, sont à disposition des quatre libertins qui les utilisent au gré de leurs fantaisies perverses. Les quatre duègnes toutes plus laides, puantes et cruelles, les unes que les autres ont une fonction de garde-chiourme auprès des adolescents.es. Les quatre femmes des libertins ont un rôle confus de souffre-douleur. Les cuisinières assurent l’intendance et veillent à préparer les meilleurs repas qui soient. On leur reconnait une importance pragmatique qui les préserve théoriquement des agressions sexuelles. 

À noter que sur les quarante-six personnages présents au début de l’histoire, 30 ayant été immolés à la perversité des libertins, n’en restera que seize à rentrer à Paris : les quatre libertins, une de leur femme, trois cuisinières, les quatre maquerelles et quatre fouteurs.


L'illustration la plus révélatrice de l'esprit Sadien.

Le château.

Entité singulière, le château porte une double charge. Il est, tout d'abord, la vraisemblable transposition du château de Lacoste, propriété du marquis, dans lequel il a séjourné à de nombreuses reprises. Comme ce dernier, Silling est un refuge, une forteresse, surplombant les alentours, assurant à ses occupants la sécurité et la tranquillité, c’est-à-dire, dans l’esprit sadien, l’impunité. Ensuite, il symbolise, par sa position géographique dominante, son inaccessibilité et ses règles propres, cette aristocratie vaniteuse et impudente dont Sade est issue et dont il se revendiquera jusqu’au début de la Révolution. Par ailleurs si les libertins, de part leur description outrée, ne donnent qu'une vision simpliste de la psychologie perverse, la nature du château en rend compte avec plus de nuances. D'apparence froide, austère, inquiétante, son sein chaleureux, aménagé avec soin et raffinement invite trompeusement à la rassurance : le cosy et le luxe ne servant qu'à donner une élégance à la débauche. Enfin le château, comporte une partie cachée, un espace souterrain lugubre, théâtre des pires scènes du roman, qui révèle, par son absence de décorum, la quintessence du libertinage sadien. 

Le règlement.

Un règlement, établi par les quatre libertins, impose que du lever au coucher tout réponde à une organisation réglée au millimètre près. Il en est ainsi du rôle de tous les protagonistes, des repas, des temps de narrations, des orgies et des divers rituels sexualisés. Il y est aussi mentionné la tenue d’une fête hebdomadaire au cours de laquelle devra être célébré un mariage entre deux adolescents et les dates de défloration de ces derniers. Le moindre manquement au règlement fait l’objet de sévères punitions, pouvant aller jusqu’à l’amputation d’un membre et la peine de mort. Il est procédé aux corrections tous les samedis soir, à l’heure des orgies. Censé être gravé dans le marbre, le règlement se modifiera au gré de l’humeur des libertins. En résultera un système carcéral où les captifs et captives, sanctionnés.es et châtiés.es de façon arbitraire, seront sous l'emprise de la toute-puissance qui caractérise le schéma relationnel pervers. 

A suivre...

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