Il n'y a rien de divin chez le petit marquis (7/9)
C’est maintenant, ami lecteur, qu’il faut disposer ton cœur et ton esprit au récit le plus impur qui ait jamais été fait depuis que le monde existe...

Au cœur des « Cent vingt journées de Sodome ».
L’introduction du roman, longue de cinquante pages, est marquée par la manie des détails qui affecte l’écriture sadienne. Si nombre d’entre eux ne servent en rien la compréhension du récit à venir, les méandres de leurs infinies subtilités provoquent un engourdissement de l’intellect. Et on ne doutera pas que tel est l’effet recherché : enivrer le lectorat de phrases alambiquées pour saper sa résistance critique et le conditionner à la soumission. Car Sade veut le contraindre, à l'instar des victimes de ses romans, à l'expérience de sa perversion.
L'avertissement au lecteur : l'art de la manipulation.
« C’est maintenant, ami lecteur, qu’il faut disposer ton cœur et ton esprit au récit le plus impur qui ait jamais été fait depuis que le monde existe, de pareil livre ne se rencontrant ni chez les anciens ni chez les modernes […] Sans doute, beaucoup de tous les écarts que tu vas voir peints te déplairont, on le sait, mais il s’en trouvera quelques-uns qui t’échaufferont au point de te coûter du foutre, et voilà tout ce qu’il nous faut. Si nous n’avions pas tout dit, tout analysé, comment voudrais-tu que nous eussions pu deviner ce qui te convient. C’est à toi à le prendre et à laisser le reste ; un autre en fera autant ; et petit à petit tout aura trouvé sa place. C’est ici l’histoire d’un magnifique repas où six cents plats divers s’offrent à ton appétit. Les manges-tu tous ? Non, sans doute, mais ce nombre prodigieux étend les bornes de ton choix, et, ravi de cette augmentation de facultés, tu ne t’avises pas de gronder l’amphitryon qui te régale. Fais de même ici : choisis et laisse le reste, sans déclamer contre ce reste, uniquement parce qu’il n’a pas le talent de te plaire. Songe qu’il plaira à d’autres, et sois philosophe. Quant à la diversité, sois assuré qu’elle est exacte ; étudie bien celle des passions qui te paraît ressembler sans nulle différence à une autre, et tu verras que cette différence existe, et, quelque légère qu’elle soit, qu’elle a seule précisément ce raffinement, ce tact, qui distingue et caractérise le libertinage dont il est ici question. Au reste, on a fondu ces six cents passions dans le récit des historiennes : c’est encore une chose dont il faut que le lecteur soit prévenu. Il aurait été trop monotone de les détailler autrement et une à une sans les faire entrer dans le corps du récit. »
Sade suggère d'abord qu’il existe une connivence, une compréhension de fait entre lui et « l’ami lecteur ». En lui affirmant qu’il lui en coûtera du foutre, il laisse entendre qu’il en connait, mieux que quiconque, tous les sombres recoins. Il titille ensuite sa culpabilité, l’avertissant qu’il serait déplacé de gronder l’amphitryon qui le régale. Puis il l’installe dans une position intellectuellement inconfortable en le sommant d’être philosophe. Enfin, bien qu'affirmant comprendre que tout ne puisse le satisfaire, il l’enjoint quand même de goûter à tous les plats : s’il ne le faisait pas, comment pourrait-il appréhender ce raffinement, ce tact, qui distingue et caractérise le libertinage dont il est ici question ?
Sade manipule et fanfaronne. Ses ambitions d'intégrer chaque perversion dans le corps du récit des historiennes s’avèreront démesurées au regard de ses capacités d’endurance. Car seule la première partie sera en conformité avec ce qui est annoncé. Dès la seconde partie et de façon identique pour les parties suivantes, il se contentera de les détailler une à une sans les faire rentrer dans le corps du récit. On supposera que l’excitation psycho-sexuelle sur laquelle il comptait pour stimuler son flot romanesque s’est rapidement épuisée. À l’instar d’un pornophile compulsif, se lassant des enrobages, il n’aura eu d’autres choix, pour maintenir un tant soit peu d’effervescence littéraire, que d'énumérer à la chaîne les 450 perversions restantes et conséquemment de bâcler le roman.
La passion de la cruauté.
Les passions ou plus clairement les perversions sexuelles constituent la centralité des « Cent vingt journées de Sodome ». Sade en expose six cents, clairement issues de sa fantasmatique et non d’un travail encyclopédique sur les déviances de sexualité humaine. Qu’il s’exprime aux travers des passions simples, doubles, criminelles ou meurtrières, le libertinage, ou l’érotisme sadien, renvoie à une sexualité pathologique. Fondé sur des relations de type Dominant/soumis.e il n'a rien de ludique, autrement dit il ne suppose pas d’un accord où le consentement éclairé et le désir partagé figurent de prérequis. Dans l’érotisme libertin de Sade, la quête de volupté se lie à l’objectification, l'avilissement et l'anéantissement sexuels de l’autre. La notion de raffinement s'y traduit par des comportements visant à souiller, détruire, moralement et physiquement, les personnes les plus pures, les plus naïves et les plus intègres possible. Il en ressort que la satisfaction sexuelle du libertin sadien est proportionnelle au différentiel qu’il peut imager exister entre la pureté de sa victime et les actes les plus vils, les plus dégradants, les plus cruels qu’il en mesure de lui faire subir. Raison pour laquelle, Augustine, dépeinte comme la plus remarquable âme du sérail des filles, sera au cœur de la pire scène des « Cent vingt journées ». Avertissement, le texte qui suit peut indisposer les personnes sensibles.
« Pendant la nuit, le duc et Curval, escortés de Desgranges et de Duclos, descendent Augustine au caveau. Elle avait le cul très conservé, on la fouette, puis chacun l’encule sans décharger ; ensuite le duc lui fait cinquante-huit blessures sur les fesses, dans chacune desquelles il coule de l’huile bouillante. Il lui enfonce un fer chaud dans le con et dans le cul, et la fout sur ses blessures avec un condom de peau de chien de mer qui redéchirait les brûlures. Cela fait, on lui découvre les os et on lui les scie en différents endroits. Puis l’on découvre ses nerfs en quatre endroits formant la croix, on attache à un tourniquet chaque bout de ces nerfs, et on tourne, ce qui lui allonge les parties délicates et la fait souffrir de douleurs inouïes. On lui donne du relâche pour mieux la faire souffrir, puis on reprend l’opération, et, cette fois, on lui égratigne les nerfs avec un canif, à mesure qu’on les allonge. Cela fait, on lui fait un trou au gosier, par lequel on ramène et fait passer la langue ; on lui brûle à petit feu le téton qui lui reste, puis on enfonce dans le con une main armée d’un scalpel avec lequel on brise la cloison qui sépare l’anus du vagin ; on renforce la main, on va chercher dans ses entrailles et la force à chier par le con ; ensuite, par la même ouverture, on va lui fendre le sac de l’estomac. Puis l’on revient au visage : on lui coupe les oreilles, on lui brûle l’intérieur du nez, on lui éteint les yeux en laissant distiller de la cire d’Espagne brûlante dedans, on lui cerne le crâne, on la pend par les cheveux en lui attachant des pierres aux pieds, pour qu’elle tombe et que le crâne s’arrache. Quand elle tomba de cette chute, elle respirait encore, et le duc la foutit en con dans cet état ; il déchargea et n’en sortit que plus furieux. On l’ouvrit, on lui brûla les entrailles à même le ventre, et on passa une main armée d’un scalpel qui lui fut piquer le cœur en dedans, à différentes places. Ce fut là qu’elle rendit l’âme. Ainsi périt à quinze ans et huit mois une des plus célestes créatures qu’ait formée la nature, etc. Son éloge. »
Une idéologie de la perversion sexuelle.
L'idéologie sadienne s’apparente à un hédonisme sexuel paroxystique. Sade y défend l’idée que la cruauté, la perversion, le crime, le vice en général, constituent un accès privilégié à la volupté et au bonheur. Pour démontrer le bien-fondé de sa pensée il postule que la nature, par essence violente, cruelle et destructrice, accable l’homme de mille maux. Professant que si Dieu existe il en est alors le créateur, il en déduit que la religion repose sur le mensonge éhonté d’un dieu de bienveillance et d’amour. Ce dieu chrétien, qui promeut en sus la vertu comme l’unique moyen de s’éviter les flammes de l’enfer, n’est donc qu’imposture et doit être outragé, blasphémé chaque fois qu'il est possible de le faire. Mais l’athéisme qui affleure l'idéologie sadienne est avant tout motivé par sa détestation du christianisme. Car Sade en appelle à se conformer à un dieu réel, celui d'une nature vraie où la condition humaine est foncièrement cruelle et violente, où la cruauté constitue la raison même de la jouissance. De fait il vilipende la société, sa morale, ses lois, la religion et la quête de vertu, qui dénaturent, corrompent l’homme, le contraignent à la négation de ce qu’il est et posent un infâme carcan sur la liberté de jouir. À contrario, il porte aux nues le libertin qui, goûtant à la volupté de la cruauté, a la noblesse de s'accorder aux principes fondamentaux qui régissent la nature.
Sade élargit ensuite le champ de sa réflexion à un ensemble de comportements que la société associe au vice : meurtre, assassinat, escroquerie, corruption, fourberie... Citant de nombreux exemples, il certifie que contrairement à la vertu le vice assure volupté et prospérité. Il en conclut de l'impérative nécessité de s’éduquer au vice, d’apprendre à en jouir, de rejeter définitivement l’empathie et la sensiblerie, autant d'obstacles sur le chemin de la vérité et de l’extase. Conséquemment il fait remarquer que le libertin fait preuve de la plus grande humanité lorsqu'il s'acquitte de son devoir de corruption des âmes vertueuses. In fine Sade cherche à ébranler nos convictions relatives au bien et au mal. Pointant que les fondements qui permettent de définir ce qui appartient à l’un et à l’autre résultent d’une construction socio-religieuse arbitraire, il soutient que tout un chacun est en droit de vivre selon ses propres principes, hors-la-loi. On pourrait reconnaître au raisonnement une certaine pertinence s’il ne reposait sur un postulat fragile, une appréciation sensible de ce que serait la nature : violente et cruelle. En prêtant des intentions à une entité objective, l’argumentation sadienne repose sur l’irrationnel et lui donne la solidité d’un château de cartes. D’ailleurs si Sade n’avait pas été conscient de la faiblesse de son discours, il ne s’en serait pas remis à l’itération argumentaire pour convaincre son lectorat.
Ce qui n'aurait jamais dû (re)voir le jour.
C'est au travers de ce manuscrit que Sade se révèle dans toute sa sincérité perverse. À l'image du caveau de Silling, les "Cent vingt journées" sont brutes de vérité et on comprend que leur perte lui ait fait couler des larmes de sang. Finalement, seul Georges Bataille a été honnête dans sa lecture du roman. Les autres ont fermé les yeux sur le dérangeant, dépouillant l'œuvre de sa substance nauséabonde pour lui donner la splendeur d’un monument de la littérature philosophique. Ce qui aurait dû rester sous terre avec Sade, a non seulement infesté une grande partie de la pensée artistique et intellectuelle du 20ème siècle, mais aussi alimenté la fantasmatique sordide de nombreux pervers. L’affaire du Dahlia Noir, non résolue à ce jour, est s’en aucun doute liée à la mise en pratique du discours sadien. Nous y reviendrons dans les prochains et derniers articles consacrés au petit marquis.
À suivre...
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