Il n'y a rien de divin chez le petit marquis (8/9)
AVERTISSEMENT : cet article comporte des illustrations et des photographies authentiques d'une scène de crime qui peuvent heurter les personnes sensibles.

Assassinat de Betty Short, Sade et les surréalistes.
Un soir de janvier 1947, une jeune femme du nom de Betty Short, a rencontré ce que l'humanité peut produire de pire. Enlevée pour un voyage qui la mènera au bout de l'enfer, elle connaîtra la lumière noire de la perversité sadienne.
L’affaire.
Le 15 janvier 1947, dans un terrain vague de Los Angeles, est retrouvé le cadavre affreusement mutilé d’une jeune fille de 22 ans, Elisabeth Ann Short ou Betty Short, connue sous le nom du Dahlia Noir, une fleur qu'elle accrochait souvent à ses cheveux. Nue, coupée en deux, éviscérée, elle gît sur le dos, les bras au-dessus de la tête, jambes écartées. L’autopsie révèle des traces de cordes au niveau des poignets et chevilles. Le visage est tuméfié, les joues sont entaillées de la commissure des lèvres jusqu’aux oreilles. Le sein droit est découpé, le sein gauche est tailladé sur sa partie externe. Le tronc a été sectionné au niveau du duodénum, en deux parties, avec une précision chirurgicale. On note une profonde et large lacération allant du nombril jusqu’à la partie haute du pubis et de nombreuses lacérations croisées sur le pubis qui a été rasé. D’autres entailles de la peau, superficielles et croisées, sont visibles au niveau de la hanche droite. Les petites lèvres de la vulve ont subi une abrasion et sont légèrement bleutées. Un morceau de peau découpée en croix est enfoncé profondément dans le vagin. Une lacération profonde a été pratiquée sur la cuisse gauche. Il semble que la victime ait été torturée deux jours durant, qu’on l’ait forcée à manger ses propres excréments et violée post-mortem. La mort a été provoquée par un étouffement, une commotion cérébrale et une hémorragie consécutive aux plaies faites au visage.
Soixante-dix ans plus tard, on s’interroge toujours sur ce crime hors du commun et l’identité du ou des coupables. Ils sont pourtant nombreux, enquêteurs du LAPD (Los Angeles Police Department), journalistes, écrivains à s’être penchés sur la question, dont le célèbre James Elroy qui livrera sa version de l'affaire dans l'emblématique roman, The black Dahlia. On ne compte pas moins de vingt livres traitant des investigations liées à ce meurtre. Parmi toutes les hypothèses émises, celle développée par Steve Hodel, ancien détective du LAPD, parait la plus crédible. Dans son livre L’affaire du Dahlia Noir, il retrace plusieurs années d'enquête et donne son verdict : son père, Georges Hill Hodel, est l'assassin que la police recherche depuis 1947.
Le Docteur Georges Hill Hodel.
Brillant médecin vénérologue, Georges Hill Hodel est aussi un chirurgien réputé, un psychiatre apprécié et un homme d’affaire avisé. D’une redoutable intelligence, il est doté d'une personnalité aux multiples facettes. Pianiste prodige repéré par Sergei Rachmaninoff, passionné de surréalisme, admirateur et ami du photographe Man Ray, il est de surcroit un membre charismatique et influent de l’intelligentsia de Los Angeles. Mais à l'image brillante du personnage s’en ajoute une autre beaucoup plus sombre. L'homme est froid, violent, complexe, mégalo, ambigu. Il traîne la sulfureuse réputation d’organiser dans sa somptueuse villa, des fêtes mondaines où s’invitent régulièrement la luxure et la débauche. En 1945 il est suspecté du meurtre de sa secrétaire, Ruth Spaulding et en 1949, accusé de viol par sa fille Tamar.
À la suite de son décès en 1999, son fils Steve, fouillant dans ses affaires, tombe sur deux photos d’une jeune fille qui ressemble étrangement à Betty Short. Intrigué par cette découverte et se rappelant que son père fut à l’époque parmi les principaux suspects, il entreprend de mener une enquête qui le conduira à établir un faisceau de présomptions puis à la conviction que son père est bien le funeste assassin du Dahlia Noir. Si Steve Hodel ne s'est que partiellement attaché aux relations qu’entretenait Georges Hill Hodel avec les surréalistes, la fascination qu'ils exerçaient sur lui est un élément du dossier qui ouvre sur des constations troublantes.
Les surréalistes, le marquis et le meurtre.
Pour les surréalistes, la liberté totale revendiquée par Sade rejoint leur quête d’absolu libertaire. Comme lui, ils veulent s’affranchir des interdits, laisser leurs pulsions s’exprimer sans contrainte, donner libre cours aux capacités créatrices de leur inconscient. Sade devient la pierre angulaire de leur démarche et paradoxalement, le centre de caustiques et retentissantes querelles entre deux prétendants au titre de fils spirituel, André Breton et Georges Bataille.
Alias "le pape du surréalisme", Breton pense le marquis comme un infracassable noyau de nuit, celui qui renverse l’ordre littéraire établi et explore jusqu'à l'outrance l'expression du désir. L’écrivain Georges Bataille, matérialiste convaincu, ne comprend pas le marquis comme Breton, mais comme lui se pense en légitime héritier. Georges Bataille, qui ne fait pas l’unanimité au sein de la communauté des surréalistes, épris d'idéalisme poétique, noue toutefois des liens étroits avec un artiste majeur du mouvement : le très tourmenté Hans Bellmer.
Bellmer est fasciné par la pensée de Bataille qui de son côté reconnait dans le travail de Bellmer l'exacte traduction du discours sadien. Ils collaboreront à plusieurs reprises, Bellmer réalisant notamment des gravures à l'eau forte pour illustrer la seconde version de Histoire de l’œil 1947. Cautionnant l'idée que la violence faite à ceux que l'on aime en dit plus sur la réalité du désir qu'un simple acte d'amour, Bellmer se fait fort de sublimer, via des mises en scène fétichistes et sadomasochistes, le pouvoir émotionnel de l'anatomie féminine. En 1934, il produit une série de photos, La Poupée, dont certaines sont publiées dans la revue Le Minotaure (éditée à l’époque sous l’égide conjointe de Breton et Bataille). Sous-titrée Variations sur le montage d’une mineure articulée, cette suite de clichés, empreinte de démence érotique, revisite le thème sadien de la femme soumise, violentée, découpée, ou de la nature transgressive du désir lorsqu'il se confronte à la mort.
Le photographe surréaliste Man Ray rejoint Bataille et Bellmer dans leur vision noire de l'érotisme : Autoportrait au nu mort 1930. Même s'il déclare en public que l'expérience sadomasochiste est pour lui plus formelle, intellectuelle, que réelle et vécue, la partie de ses productions qui marquent une réelle déférence pour le marquis porte à douter de sa sincérité : Les portraits imaginaires du marquis de Sade, les photographies faisant référence aux thèmes sadiens, Mr &Mrs Woodman 1947, Woman in mask and handcuffs 1928 et les illustrations d’Aline et Valcour.
Ce n’est donc pas le seul hasard, qui dans les années 30, le place sur la route de William Seabrook, explorateur, journaliste fasciné par les rites sataniques, sadomasochiste revendiqué se vantant d'avoir fait l’expérience du cannibalisme. Pour lui, il réalise Les fantaisies de Monsieur Seabrook 1930, une suite de photos mettant en scène une jeune femme brune ressemblant étrangement à Betty Short.
En 1970, Man Ray réalise Unknown woman, une référence au Dahlia Noir on ne peut plus explicite.
L'assassinat ou la forme préméditée du meurtre serait, comme l’a suggéré Thomas de Quincey en 1854, un des beaux-arts, une expérience esthétique, l’œuvre ultime de celui qui, affranchi de toutes les contraintes et interdits, s'épanouit dans les plus extrêmes transgressions. Bien que condamnant le meurtre au nom de la morale la plus élémentaire, Quincey s’autorisait, devant le fait accompli, à en jouir comme on jouit d’un spectacle. Les surréalistes qui ne cachent pas leur accointance avec Quincey aiment à faire entendre par la voix de Breton que l’acte surréaliste le plus simple consiste, revolver au poing, à descendre dans la rue et à tirer au hasard, tant qu’on peut dans la foule.
Dans les ténèbres surréalistes.
Si la nature du crime démontre la perversité hors-norme du ou des assassins, si le rapport d'autopsie met en évidence qu'il/ils ne pouvaient se dispenser d'avoir, comme Georges Hill Hodel, de réelles compétences médicales et chirurgicales, plusieurs éléments de la scène de crime résonnent avec de célèbres créations surréalistes des années 30 :
- une photo de Denise Bellon, Mannequin 1935, pour le corps d’une femme coupé en deux au niveau de la taille et la position des bras ;
- une autre de Man Ray, Le Minotaure 1936, pour la position des bras et l’ombre marquée sur l’abdomen qui suggère une béance ;
- une huile de Dali, Minotaure 1936, pour l’entaille pratiquée au niveau de la cuisse gauche et celle pratiquée au-dessus du pubis ;
- une huile sur toile de Man Ray, La Jumelle 1939, pour l’action de découper un corps ;
- enfin, Un Cadavre exquis 1927 signé Breton, Man Ray, Morise, Tanguy, pour la même action et la démesure de la bouche qui s’étend d’un bord à l’autre du visage
Notons que le thème du Minotaure, est récurrent chez les surréalistes. Mi homme, mi bête, il symbolise le conflit entre la raison et la pulsion, l’histoire de l’humanité en proie à sa cruauté naturelle et porte l'essentiel de l'idéologie sadienne.
Fait extrêmement troublant : le 15 janvier... 1930 les surréalistes dissidents, à l’initiative de Georges Bataille, publient un pamphlet intitulé... Un cadavre ! avec le dessein d'assassiner la figure tutélaire du mouvement, André Breton. Cette exécution en effigie marquera l'histoire du surréalisme comme l'apogée du conflit entre deux interprétations de la pensée sadienne, entre idéalisme et matérialisme, poétisation et incarnation.
À suivre...
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