Sphère émotionnelle

Joan Semmel plasticienne avant tout

Joan Semmel plasticienne avant tout

Féministe assumée et engagée, Joan Semmel est surtout une artiste aussi talentueuse, inspirée que novatrice.

Joan Semmel plasticienne avant tout

De l'expressionisme abstrait au figuratif politique.

Jusqu’aux années 70 les plasticiennes ont rarement eu l’opportunité de vivre de leur art, sauf à produire ce que l’on attendait d’elles à savoir des œuvres « bien comme il faut ». Trouver des galeristes acceptant d’exposer leurs réalisations relevait généralement de la gageure et plus encore lorsqu’elles empiétaient sur les territoires réservés aux hommes : l’avant-garde et la sexualité. Toutefois au début des mêmes années l’émergence de la réflexion féministe sur l’invisibilisation des femmes écrivaines, intellectuelles, philosophes, historiennes, sociologues ou artistes, va bousculer les conventions. À New-York, notamment, les jeunes artistes de se fédèreront, s’inviteront dans leurs ateliers respectifs et s’organiseront pour monter des expositions collectives. 

C’est à cette époque, après plusieurs années passées en Espagne, que Joan Semmel revient à New-York. Elle est à un carrefour de sa pensée plastique. L’abstraction qui était son terrain de prédilection, devenue une autre forme d’académisme, est challengée par le retour de l’art figuratif, un mode d’expression qui lui semble plus en adéquation avec l’air du temps et ses aspirations profondes. Mais son dessein n’est pas de peindre des natures mortes, des paysages idylliques ou faire des portraits bien léchés. En quittant l’Espagne franquiste elle pense qu’elle trouvera dans l’effervescence libertaire de la révolution sexuelle new-yorkaise des sources d’inspiration. Ce sera le cas, mais pas dans le sens où elle l’avait imaginé. Car la libération sexuelle, qui n’a de libération que le nom, est avant tout une formidable entreprise d’exploitation commerciale du corps féminin. Corps objectifié et enfermé dans des normes esthétiques qui semblent vouloir exclure du champ de la sexualité toutes les femmes qui ne s’y conforment pas. Joan Semmel comprend que le concept de libération sexuelle n’est qu’un ornement trompeur masquant une réalité historique : l’oppression des femmes prend sa source dans la sphère sexuelle.


Bottoms Up. 1992.

En 1971 elle produit une première série « Sex Paintings », à mi-chemin entre l’abstraction et le figuratif, centrée sur des corps en actions. La palette de couleurs riche de tensions renforce la dynamique et la vitalité des mouvements. Le cadrage serré, qui oblitère le haut des corps, porte généralement le focus sur la pénétration. Mais Semmel ne lui assigne pas une fonction typiquement érogène. Son intention est de promouvoir une esthétique des émotions inhérentes à la sexualité réelle et une vision de l'érotisme qui n'est pas assujétie à la qualité de la plastique corporelle.


Flip-Flop Diptych. 1971.

Un an plus tard Semmel livre « Erotic Series » un travail qui marque un changement de paradigme artistique par une pleine interprétation du figuratif et le recours à la photo comme base de travail. La palette de couleurs, d’influence fauviste, sert de filtre de lecture. De fait, si l’iconographie est explicite elle ne vise pas l'excitation sexuelle du spectateur, mais à déclencher chez lui une réflexion sur le sens que l'on doit donner à la sexualité. Joan Semmel a rappelé dans un article de 2015 que le monde de l’art des seventies avait pris en pleine face cet assaut d’audace érotique et qu’aucune galerie ne souhaitant montrer ses productions, jugées « problématiques », elle avait dû louer un espace d’exposition sur Prince Street. Une initiative qui sera couronnée de succès. 


Hold.1972.

Pour les séries suivantes, « Self-Images », la plasticienne tourne son regard sur son propre corps. Elle dira : « J’ai commencé à porter mon attention sur moi-même car je ne souhaitais plus objectifier le corps des autres. » Son idée : imposer un contre-discours pictural à la fétichisation et l’idéalisation du corps féminin, dans une quête de vérité et d’authenticité. 


Night Light.1978.

En 1976 elle désire participer à une exposition collective « A Patriotic Show » qui se présente comme un contre-point critique aux festivités du bicentenaire de la Déclaration d’indépendance des États-Unis. Mais le galeriste Lerner-Heller n’est pas convaincu par la dimension politique de ses nus. Elle lui propose alors de réaliser un triptyque. Ce sera « Mythologie and Me » ou l’alliance improbable du réalisme et de l’expressionisme abstrait. Composé de la parodie d’une playmate, de celle d’un tableau de Willem de Kooning et de la reproduction de l’une de ses œuvres tirée de la série « Self-Images », le triptyque deviendra une pièce maîtresse de l’histoire de l’art.


Mythologies and Me.1976.

À partir des années 80, l’artiste qui flirte avec la cinquantaine, poursuit son exploration du corps, mais délaisse le prisme de la sexualité pour celui du vieillissement. Dans une approche métaphorique de la thématique, non dénuée d’humour noir, elle s’inspire de mannequins mis au rebut, laissés à l’abandon sur des coins de trottoir, partiellement démembrés et hors d’usage. Le résultat se révèle comme une critique acerbe de la société de consommation et de son appétit commercial pour les corps féminins dans leur prime jeunesse.


Multiples.1998.

Pour la série « With Caméra », elle capture, en gros plan, son reflet dans un miroir. Une interrogation sur le regard que les femmes portent à leur propre image dès lors qu’elle ne correspond plus à ce que la société glorifie et parallèlement une invitation à célébrer le corps vieillissant. 


Four Rings.2003.

L’artiste, bientôt nonagénaire, a toujours pensé son travail sous l’angle du féminisme. Auscultant les différentes facettes du rapport que la société patriarcale entretien avec le féminin, elle a contribué à la prise de conscience qui débouchera sur le mouvement #MeToo. Si aujourd’hui les femmes osent dire, prendre leur destin en mains et imposer leur propre conception de la sexualité, c’est en partie grâce des artistes comme Joan Semmel. Pourtant la pertinence de son propos artistique et de son engagement ne l’a pas préservée de la critique, certaines féministes lui reprochant de ne cibler que les problématique propres aux femmes blanches et hétéros. Répondant qu’elle n’avait jamais prétendu s’occuper des problèmes de toutes les femmes du monde et que les artistes devaient parler au nom de leurs propres expériences avant de se fédérer au sein d’un même combat politique, elle a aussi rappelé qu’avant d’être une féministe convaincue et assumée, elle était une productrice d’œuvres d'art et que c’est cela qui importait le plus à ses yeux. 


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