L'Empire des Sens –Ai no korîda– La Corrida de l'amour
Au cœur des années 70 deux objets cinématographiques ciblés sur la sexualité vont acquérir le statut de film culte, « Deep Throat » et « L’empire des Sens ». Deux films classés dans la catégorie pornographique que tout oppose.

Quand le désir et l'amour se jouent de la mort.
« Deep Throat », sortie en 1972, est une production typiquement porno, glorifiant un érotisme centré sur la soumission des femmes aux fantasmes masculins. Reconnu comme l’un des premiers films du genre à comprendre un scénario, un développement des personnages et des normes de production relativement correctes, le postulat de départ est cependant franchement risible et grotesque. Une jeune femme anorgasmique découvre grâce à la perspicacité de son médecin qu’un caprice de la nature a placé son clitoris au fond de sa gorge. Pour remédier à sa carence orgasmique il lui est conseillé d'engloutir le pénis des hommes aussi profondément que possible. Certainement grâce à sa redoutable finesse d’esprit le film fera un carton et inaugurera un demi-siècle d’absurdités pornographiques.
« L’Empire des Sens » a été présenté au public en 1976. Film franco-japonais, réalisé par Nagisa Oshima, relatant une histoire vraie, « L’Empire des Sens » est tout sauf une création pornographique. C’est un film profond, qui explore les ressorts, les exigences du désir et de l’amour dans leurs expressions les plus intenses. Si les scènes de sexe sont filmées sans rien omettre de l’intimité des protagonistes, et qu’à ce titre on peut qualifier le film d'obscène, le scripte relate l’évolution d’une relation érotique basée sur l’amour et le désir partagés, deux notions inconnues des pornographes.
Récit d'un érotisme romantique illuminé.
Sada Abe, jeune et belle geisha devenue prostituée, est engagée en tant que domestique d’une maison bourgeoise dirigée par un séduisant quadra, Ishida Kichizô. Entre eux s'impose l'évidence d'un destin commun, d'une histoire d'amour écrite depuis la nuit des temps. Submergés par le désir, s'abandonnant avec délice à sa tyrannie, ils se délestent peu à peu de la matérialité du réel pour rejoindre les sphères de l'expérience intérieure. Ils ne mangent plus, dorment peu et vivent reclus dans un espace réduit à une seule petite pièce – un enfermement de façade tant les cloisons paraissent ne plus avoir d’existence tangible. Hors du monde, hors du temps, ils ne répondent qu’à l’exaltation érotique de leur union. Dès lors rien ne semble pouvoir entraver leur quête d’extase, ni leur détermination à vivre avec toute l’intensité possible leur « Corrida de l’amour ».
Dans le dernier acte, où l’amour et la mort s’étreignent avec une tendresse confondante, Sada se plie à la volonté de son amant qui, dans une ultime étreinte, désire être étranglé jusqu’à son dernier souffle. Après l'avoir sacrifié sur l'autel de la passion amoureuse, elle prélève ses organes génitaux et sur son corps inerte, inscrit en lettres de sang : « Sadi et Kichi maintenant unis. » Cette scène aussi puissante que troublante a perturbé une grande partie du public, dubitatif quant à l’intérêt de conclure avec une telle violence ce conte romantico-érotique. Les histoires d’amour finissent mal en général… Toutefois cette résolution inscrit le film dans une juste réflexion sur les manifestations les plus paroxystiques, les plus irrationnelles, les plus antisociales, de l’amour et du désir. Il y a toujours une peu de folie dans l'amour, mais il y a toujours un peu de raison dans la folie. De la mort d’Ishida on dira qu’elle porte l'espoir d'être vécue comme le prolongement éternel de la fusion orgasmique, et de l’émasculation post-mortem qu'elle sacralise l’incarnation du lien spirituel qui a uni les deux amants. Face aux enquêteurs qui l’interrogeront, la véritable Sada Abe justifiera son acte par le désir de garder près d’elle la partie de son amant qui lui rappellerait les souvenirs les plus beaux.
Au travers de son œuvre Nagisa Oshima expose la dérangeante vérité du désir féminin naturellement indépendant, puissant et souverain. Dans le contexte de nos sociétés androcentrées, où le sexuel masculin est culturellement pensé en termes d’initiation et de domination (confère « Cinquante nuances de Grey »), on comprend que le message soit délibérément censuré. À de rares exceptions les critiques ont prêté à Oshima des intentions qui ne sont pas les siennes. En décrivant Sada Abe comme une femme en proie à une exagération outrancière de ses préoccupations érotiques et victime d’une exacerbation morbide de son comportement amoureux ils ont corrompu l’essence de son propos. Cela dit, les juges qui se sont penchés sur le cas Sada Abe ont produit les mêmes conclusions, bien que la jeune femme ait déclaré lors de ses interrogatoires : « Ce que par amour je fus inéluctablement amenée à faire et qui m’a conduite à cet incident ne se ramène pas seulement à l’érotomanie. » Le réalisateur, lui aussi assigné en justice, tentera de démontrer, lors de son procès, que l’affaire Sada Abe fut une histoire d’amour. Celle d’une femme fidèle, sincère et loyale envers ses désirs sexuels. Une assertion bien difficile à défendre quand le désir charnel féminin, lorsqu’il s’exprime hors la tutelle des hommes, est spontanément perçu comme une déviance sexuelle.
« L’Empire des Sens » est un conte érotique dans lequel homme et femme sont abordés comme sujets de plaisir et de désir à part égale. L’objectification, principale ressort érogène de l’érotisme sadien et des productions pornographiques, n’y a aucune place. Car, suggère Oshima, ce n’est que dans une réelle considération de l'autre qu’il est possible d’exploiter tout le potentiel voluptueux de l’érotisme. Oshima ouvre la voie du sens, mettant en avant que la quête de la puissance orgasmique ne satisfait pas forcément d’extravagances sexuelles, de scénarios élaborés et encore moins d’une quelconque libération sexuelle en mode porno, mais avant tout d’une harmonie, d’une complicité érotique. C’est bien l’enseignement principal qu’il faut retirer de « L’Empire des Sens ». Et si la mort d’Ishida paraîtra pour beaucoup comme une fin tragique, une résolution qui donne à l’ensemble de l’œuvre le caractère d’un avertissement funeste, rappelons les mots de Sada : « Dans une union telle que la nôtre il faut mettre de l’amour dans tous nos actes. »
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