Pieds bandés, un millénaire de souffrance (1/2)
Véritable rite de passage, le premier bandage se déroulait un jour faste, sous la protection de la déesse Guanyin, et donnait lieu à une grande cérémonie familiale. Ce jour-là, la fillette sortait du monde insouciant de l’enfance pour être brutalement intronisée dans celui des femmes.

"Une paire de pieds bandés, une cuve de larmes" (Proverbe chinois.)
Le pied des femmes peut fasciner les hommes au point où certains lui vouent une admiration telle qu’il acquiert le statut de fétiche. Le fétichisme du pied n’est pas une nouveauté, une fantaisie érotique des temps modernes. Dans nombre de sociétés le pied féminin a été l’objet d’une attention masculine particulièrement poussée. L'exemple le plus emblématique vient de Chine où pendant un millénaire les femmes ont dû subir la pratique mutilante des pieds bandés pour espérer séduire les hommes et se faire une place dans la société.
Le bandage du pied, techniques et conséquences.
Le bandage avait pour but d’atrophier le pied afin qu’il puisse, à l’âge adulte, être chaussé d'un tout petit soulier. Lorsqu'il ne dépassait pas 3 pouces (7,62 cm) de long il était honoré du titre suprême de « pied de lotus d’or ». À 4 pouces (10,16 cm) il était qualifié de « pied de lotus d’argent ». L’appellation lotus renvoie soit une ressemblance avec la forme allongée et bombée du bouton de la fleur éponyme, soit à la légende d'une courtisane ayant, à la demande de l'Empereur Li Yu, dansé pieds bandés sur une fleur de lotus.
Pieds de Lotus d'or de trois pouces.
Le processus du bandage qui débutait entre le sixième et neuvième anniversaire de la petite fille s’étalait sur deux années. On estimait l'hiver comme la meilleure saison pour ce faire, le froid permettant d’atténuer les douleurs et les risques d’infection. Bien que chaque province ait développé ses propres techniques, que chaque famille les aient amendées de ses propres secrets, l’opération comportait des éléments récurrents.
Véritable rite de passage, le bandage initial se déroulait un jour faste, sous la protection de la déesse Guanyin, et donnait lieu à une grande cérémonie familiale. Ce jour-là, la fillette sortait du monde insouciant de l’enfance pour être brutalement intronisée dans celui des femmes. Généralement confiée aux « bons soins » de la mère, la mutilation du pied était rigoureusement planifiée. Dans un premier temps, afin d’être nettoyé et assoupli, chaque pied était trempé dans de l’eau très chaude ou du sang animal, mêlés d’herbes médicinales, puis vigoureusement massé. On prenait soin d’enlever les peaux mortes et de couper les ongles. Cette opération accomplie, les orteils, à l’exception de l’hallux, étaient bandés repliés sur la plante du pied en direction du calcanéum. Enfin, on plaçait les pieds ainsi gainés dans des chaussures ad hoc avec lesquelles la fillette devait faire ses premiers pas. Souvent elle succombait à la douleur et n’y parvenait qu’après de nombreuses tentatives. Dans « Aching for beauty » l’écrivaine Wang Ping reprend un témoignage paru dans un livre chinois des années 30 : « À six ans, ma mère commença à me bander les pieds. Marcher devint une torture. La nuit, mes pieds devenaient fiévreux, comme s’ils étaient en feu. Je suppliai ma mère de desserrer mes bandages, mais tout ce que j’obtins fut d’être sévèrement réprimandée… »
À la suite de plusieurs mois de bandages successifs, la flexion des orteils était définitive. Pour rendre le pied encore plus « élégant », donc plus petit, la mère avait la possibilité de recourir à un procédé radical. Le docteur en médecine Jean-Jacques Matignon, attaché à légation de France à Pékin, le décrit en détail dans son livre Superstition, crime et misère en Chine (1899) : « Lorsque le premier degré est bien établi, que la flexion des orteils est devenue permanente, on commence à exercer un massage énergique, puis on place, sous la face plantaire, un morceau de métal de forme cylindrique et d’un volume proportionné à celui du pied. La mère, appuyant son genou sur la face intérieure du demi-cylindre de métal, saisit d’une main le calcanéum, de l’autre la partie antérieure du pied de l’enfant et s’efforce de le plier. On dit que dans ses efforts elle produit quelques fois une fracture de l’os du tarse, que si elle n’y parvient pas elle frappe avec un caillou sur la face dorsale jusqu’à ce que la lésion se produise. » Par cette fracture transversale, on cherchait à rapprocher ostensiblement le métatarse du talon et à réduire la distance entre ce dernier et la pointe du gros orteil. Fracturé de la sorte, le pied, sous la contrainte de nouveaux bandages, prenait la forme d’un arc de cercle et se raccourcissait de moitié. À ce stade, le tarse ne formait plus un angle de 120° par rapport au tibia, mais le prolongeait, le calcanéum s’était redressé et la voute plantaire avait disparu au profit d’une fissure entre le talon et les métatarsiens. Une pièce de monnaie devait pouvoir se loger parfaitement dans cette fente pour attester de la réussite de l’opération.
La fissure dans laquelle devait se loger une pièce de monnaie.
Compte tenu de la compression imposée par les bandages, jour après jour de plus en plus serrés, il n’était pas rare que les orteils cassent et/ou se nécrosent et finissent pas se détacher du pied. Aussi terrible que la chose puisse paraître, on estimait que c'était un mal pour un bien, la perte des orteils permettant d’obtenir un pied encore plus petit. Pour accélérer l’effet nécrose il était d’usage de créer des blessures en plaçant des bouts de verre ou de porcelaine entre les bandes. Les cas de septicémie et de gangrène n'étaient pas exceptionnels et quelques 10% des fillettes y succombaient.
Les bandages étaient renouvelés, si possible tous les jours, les pieds désinfectés avec de l’alcool de sorgho et placés dans des chaussures pointues dont on réduisait la taille régulièrement jusqu’à obtention du résultat désiré. Car du résultat dépendait le sort social de la jeune fille, tel que le montre cet autre extrait du livre de Wang Ping : « À onze ans, mes pieds étaient minces, petits et arqués, longs d’environ 4 pouces et demi. Un jour, je viens avec ma mère à la fête d’anniversaire de ma grand-mère maternelle. Parmi les invités, il y avait deux filles de mon âge […] Leurs pieds étaient minuscules, plus petits que des mains, enveloppés dans des chaussures brodées écarlates. Tout le monde les admirait. Mon oncle s’est tourné vers moi en riant : « Regarde leurs pieds, si petits et si droits. Quel respect ils inspirent ! Regarde les tiens, si gros et si gras. Qui va vouloir t’épouser ? »
Dans la deuxième partie de cet article, nous nous intéresserons aux légendes et théories affiliées à l'origine de la coutume des pieds bandés ainsi qu'a sa dimension érogène.
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