Sphère émotionnelle

Repenser le désir, en surmonter la tyrannie dans une perspective hédoniste

Repenser le désir, en surmonter la tyrannie dans une perspective hédoniste

La pratique de l’hédonisme, parce qu’elle est l’un des accès au bonheur, à la joie de vivre, n’est pas condamnable stricto sensu. Ce n’est que dans sa dimension excessive, non contrôlée, outrancière, qu’elle génère des comportements à la fois contre-productifs pour l’individu, son entourage, la société dans son ensemble, et qu’à ce titre elle doit être discutée.

Repenser le désir, en surmonter la tyrannie dans une perspective hédoniste

Hédonisme ascétique, éloge de la frustration

Quid de la liberté ?

Alors que nous sommes invité.es à répondre dans les meilleurs délais au moindre de nos désirs sexuels, que la frustration est appréhendée sous l'angle d'une injustice relationnelle, que parallèlement l’insatisfaction est la première cause des querelles de couple, il est sans doute temps d’interroger notre rapport à la sexualité érogène et, sur un plan élargi, à l’hédonisme.

La liberté d’en jouir dans une optique révolutionnaire, libertaire et porteuse de sens, en l’occurrence celle de l’épanouissement de couple, a fait long feu. La liberté d’en jouir se définit désormais comme un droit à consommer du sexe dans une perspective égocentrée dont les limites ne sont pas déterminées par le plus petit dénominateur érotique commun, mais par le désir du plus disant. La sexualité érogène exonérée de l'équité relationnelle, transforme l’autre en objet de jouissance, en un bien de consommation sexuelle. Dans son acception contemporaine, la liberté sexuelle est un monstre narcissique nourri d’une survalorisation des ambitions hédonistes individuelles et d’une dévalorisation de l’intégrité corporelle et psychique d’autrui. La pornographie en est la manifestation la plus emblématique. 

D’une manière générale, le concept de liberté, dans un contexte sociétal sous influence néocapitaliste, s’est infantilisé, affranchi de l’acceptation de la contrainte. Quel qu’en soit le prix à payer, le désir se doit d’être satisfait. Cette appréhension de la liberté dévoile toutefois un état paradoxal de soumission, soumission au désir auquel il n’est plus question, plus souhaitable, d’opposer de résistance. En conséquence, la "liberté d’être" se résume à une consommation frénétique de biens matériels, de loisirs, de sexe.

Condition nécessaire à la pérennité du néocapitalisme, l’aliénation au désir, recouverte des oripeaux de la réalisation de soi, est socialement validée. Mais de liberté ne reste qu’un avatar, une représentation abusive, trompeuse, dont les bénéfices émotionnels de l’exercice s’inscrivent dans un temps si volatile qu’il faille qu’aussitôt contenté le désir accouche d’une nouvelle mise en demeure. Car les traces mnésiques laissées par les émotions sont d’autant plus ténues, éphémères, qu’existent des possibles de succomber au désir. Autrement dit, plus l’individu est porté à satisfaire sa tyrannie, moins les retours émotionnels sont gratifiants, nourrissants. Ainsi l’asservissement au désir se traduit par un sentiment de perpétuelle incomplétude émotionnelle induisant une fuite en avant, une vaine entreprise de remplissage d'un vide existentiel sans cesse plus anxiogène.

Le désir, un élan vers la pénibilité

Avec l’impulsion du désir nait une tension psychique, nommée frustration, dont la pénibilité est le moteur motivationnel des comportements susceptibles de mener à sa résolution. Cependant, hormis dans le cadre des désirs naturels et nécessaires, manger, boire, rien n’interdit de la surmonter. Si l’enfant n’a pas les ressources intellectuelles pour résister et s’abstient de passer à l’acte par peur de la punition, l’adulte qui s’est construit un surmoi stable s’est doté, en théorie, d’une capacité de résistance au désir, de résilience face à la frustration, de renoncement raisonné au passage à l’acte. Néanmoins, parce que le cerveau convertit ce dernier en dynamique de récompense, parce l’individu en jouit, la tentation ébranle sans relâche la stabilité du surmoi et sollicite son abdication. Dans un contexte sociétal où la maturité émotionnelle est une qualité recherchée, où la maîtrise des pulsions signe l’adhésion de l’individu aux valeurs du groupe, la puissance des convictions collectives renforce la détermination à la résistance. Ce qui n'est pas d'actualité dans nos sociétés contemporaines essentiellement préoccupées par le jouir sans entraves.

Si les préceptes de continence ont longtemps infusé la structuration de la morale, posés des garde-fous, les sociétés occidentalisées ont, au cours des années 60, déconstruit leur surmoi et opté pour une vie immodérément hédoniste. Révolution sociétale, l’émancipation de la continence, alors promue comme une voie d’épanouissement personnel, a surtout servi les intérêts néocapitalistes intrinsèquement dépendants de l’infantilisation du rapport au désir. Ainsi le jouir sans entrave est-il une régression infantile souhaitée, encouragée, dans la mesure où elle concourt au renouvellement constant des marchés et à la bonne vigueur de la consommation. On le constate au quotidien, tout est mis en œuvre pour que nous répudiions la frustration et cédions à la tentation. Les théoriciens du capitalisme moderne le savent pertinemment : la double dynamique psychique, pénibilité de la frustration et récompense émotionnelle dévolue à la satisfaction du désir, fragilise le contrôle du passage à l’acte.

La question du désir, de la jouissance, est au centre de nombreuses réflexions philosophiques. Qu’il soit préconisé de s’y adonner sans retenue, de s’y refuser entièrement, ou d’y consentir dans la modération, l’histoire de la pensée montre combien l’humanité s’est empêtrée dans la gestion de son penchant naturel pour l’hédonisme. Indéniablement existe un tropisme, propre à notre espèce, qui nous fait avides de plaisir et farouchement hostiles au déplaisir. On aime jouir et ne pas souffrir. Notre désir de plaisir, notre appétence aigüe pour les bénéfices émotionnels immédiats, sont des réalités avec lesquelles il n'est pas évident de composer. Ce n’est d'ailleurs qu’à la condition du cadre législatif, des interdits moraux et tabous, que nous ne sombrons pas dans la quête effrénée de jouissance. Cependant que la loi s'attache, dans le cadre du contrat social, à garantir la viabilité, la sérénité, des relations interpersonnelles, ainsi que l’édification d’une société pérenne, elle présuppose que la liberté doit être contenue, encadrée, limitée, ou encore que la nature humaine n’est pas en mesure de dominer l'impétuosité du désir. Cette vision dénoncée par nombre de philosophes pour lesquels la loi (en tant que production culturelle) serait un obstacle à la fabrique du bonheur hédoniste, quand l’état de nature serait le seul à l’autoriser, relève pourtant d'un pragmatisme élémentaire. Car dans sa dimension humaine, l’état de nature est une animalité qui, perturbée par la conscience du plaisir, peut s’adonner sans mesure à la satisfaction des désirs non naturels et non nécessaires, produire des comportements nuisibles à l’intégrité physico-psychique de l’individu et d’autrui ainsi que des conduites menaçant l’harmonie sociale. Le concept de horde primitive rend compte de cet état de fait : il n’est pas de sociétés viables en dehors d’un endiguement de la réponse au désir. Le constat est impitoyable : nous n’avons pas atteint le niveau de sagesse requis pour faire bon usage de la potentialité d’en jouir. 


Les Amoureux. Franck Vidal. 2021

L'hédonisme ascétique

Le désir est une impulsion de mouvement, une envie d'aller vers, qui répond à l'émergence d’un besoin subjectif dont l’insatisfaction induit un sentiment de frustration qui en retour renforce le désir, l’impulsion de mouvement et la volonté du passage à l’acte. Lorsque le processus ne trouve pas de résolution se dessine une spirale ascendante de frustration qui précarise le rapport à la loi, sape les fondements des barrières morales et ouvre la porte au passage à l’acte déraisonné, voire pénalement condamnable. Un phénomène observable au travers de la consommation à crédit de biens matériels inutiles, de la consommation excessive de nourriture, d’alcool et produits stupéfiants, du jeu compulsif et de la sexualité abusive. 

La chose est contre-intuitive, mais la frustration recèle un potentiel de sublimation de la jouissance qui s'exprime dès lors qu'elle n'est plus appréhendée par le prisme de pénibilité. L'exercice d'un hédonisme à la fois porteur de sens et pourvoyeur d'émotions magnifiées, repose sur le constat que tout un chacun a pu faire : plus il est opposé de résistance à la frustration et plus l’instant de sa résolution devient voluptueux, émotionnellement puissant. Parvenir à dominer le désir, prendre l'ascendant sur la frustration, se sculpter comme individu libre pour vivre en philosophe du plaisir sont les fondements de l'hédonisme ascétique.

Lorsque les conflits de couple se cristallisent autour de la fréquence des rapports, ou des divergences érotiques, le ou la partenaire qui manifeste le moins d’appétit, le moins d'envergure érotique, est systématiquement sommé de s’ajuster. C'est ce que préconisent la majorité des sexologues lorsque pareil cas leur est soumis. Même s'ils ne l'expriment pas  formellement, l'idée sous-entendue dans leur discours est, au prétexte de corriger un présumé défaut de communication, d'encourager le ou la frustrée à reformuler leurs requêtes et/ou doléances en les mâtinant de tact et de bienveillance. On regrettera donc que soient privilégiées les solutions visant à doper la libido la plus faible et rarement est fait état des bénéfices émotionnels que susciterait l’acceptation de la frustration ou mentionné que le passage à l’acte est d’autant plus gratifiant que la violence de la frustration est exacerbée.

C'est pourquoi la sexologie humaniste interroge la toute-puissance du désir et propose un éloge de l’hédonisme ascétique qui pense la liberté de jouir comme une expérience de domination des pulsions, de métamorphose de la frustration en un phénix de volupté, un élan vers la sexualité libérée, la construction d'une subjectivité refusant tout repliement sur soi, toute soumission au désir, pour servir la transcendance d'un mouvement vers l'autre. Car c’est bien ce qui est en jeu dans la relation intime, ce qui renforce les liens du couple via la sexualité érogène : la réalité des émotions partagées. 

* Crédit illustration "La résistance inutile(?)" Jean-Honoré Fragonard. 1773.

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