Tantrisme, le malentendu

Illustration d'un texte tantrique au musée Patan
Le tantrisme, une spiritualité de la sexualité.
Depuis quelques années le tantrisme, terme inventé par les orientalistes européens, fait la une de nombreux magazines, principalement féminins. Massage tantrique, conseils pour se mettre au tantrisme, invitation à une sexualité sacrée, atteindre l’orgasme tantrique, relaxation tantrique, titrent de nombreux articles censés ouvrir nos esprits sur des pratiques sensuelles et sexuelles d’un autre monde. En quelques lignes, on nous explique comment procéder pour faire l’amour tantriquement car aujourd’hui, le summum orgasmique serait tantrique ou ne serait pas. Avec la même désinvolture qui a réduit les représentations du kamasutra à une série de positions acrobatiques, les promoteurs du tantrisme n’hésitent pas dénaturer une philosophie de vie complexe en la réduisant à sa portion congrue.
Définir le tantrisme.
Tout d'abord, nous devons nous accorder sur le fait que le tantrisme est difficile à comprendre pour un Occidental. Les différents essais produits par autant d’auteurs et spécialistes des philosophies de l’Inde, montrent à quel point l’interprétation du tantrisme paraît échapper à notre logique empreinte de rationalisme. C’est donc avec beaucoup d’humilité que nous essaierons de synthétiser les grands principes de cette démarche spirituelle, principes sur lesquels l’ensemble des érudits de l’histoire indienne semblent s’accorder.
Ensuite, il faut aborder le tantrisme non sous la forme d’une religion à proprement parler, mais d'un phénomène religieux multiforme se référant à un ensemble de textes spirituels nommés tantras (formulés en sanskrit et centrés sur les dieux hindous Shiva et Vishnou, leur rédaction remonte aux années 700-800 de notre ère). Les concepts tantriques, doctrines et pratiques, ont imprégné les différentes religions indiennes, l’hindouisme, le bouddhisme, le jaïnisme, dont ils ont colorés, au moins pour partie, l’aspect rituel et technique. Le tantrisme se distingue par un panthéon débordant, des pratiques yogistes particulières et un rituel proliférant. L’enseignement du tantrisme, par le biais d’un guru, se nomme tantrasastra, les enseignés et les pratiques sont désignés par le terme tantrika. L’objectif du tantrisme vise l’acquisition de pouvoirs surnaturels et l'état de libération en vie (de son vivant).
Les pratiques mentales, spirituelles, corporelles ainsi que les adorations de divinités n’ont d’autre but que de permettre à l’homme d’échapper à la ronde des renaissances, le saṃsāra(1) , aux limitations de l’existence humaine et de se libérer du monde tout en le dominant. Le tantrisme enseigne les méthodes initiatiques et magiques par lesquelles l’homme peut entrer en relation avec la nature secrète des choses, avec l’invisible, le monde mystérieux des esprits et des dieux. La pratique tantrique agissante et efficace, sàdhana, se doit d’impliquer l’homme, corps et esprit, dans l’acte qu’il accomplit. La première étape de toute pratique tantrique vécue est l’initiation, dîkshâ. Elle est dispensée par un guru, qui avant toute chose remet à l'adepte le mantra qu'il devra maîtriser au terme de sa longue et complexe ascèse. Le mantra est un instrument de pensée dépourvu de sens apparent car composé dans une forme purement phonique. Il ne suffit pas d’énoncer le mantra, il faut aussi le comprendre, trouver le sens dans le son et là réside toute la subtilité de l'initiation tantrique. Au terme de son parcours, l’adepte devient un tantrika accompli, un être exceptionnel doué de pouvoirs surnaturels, semi-divin, un siddha. Tout en étant initiatique et ésotérique, la tradition tantrique se considère mieux adaptée aux besoins des hommes que les autres formes religieuses indiennes car elle donne un rôle essentiel aux désirs et pulsions vitales. Elle se veut ouverte à tous.
La recherche d’un niveau de conscience supérieur.
Le tantrisme est un mode d’accession à un niveau de conscience élevé par le biais de pratiques et rituels hautement codifiés dont certains ont un aspect charnel, mais en aucun cas le tantrisme ne saurait être réduit à la quête du plaisir sexuel comme le laissent entendre quelques tenants des religiosités new-âge. La sexualité tantrique est une voie de maîtrise ouvrant à une transcendance de l’homme. Les pratiques sexuelles tantriques sont complexes et soumises à un rituel exigeant, elles n’ont rien à voir avec de simples ébats amoureux ni avec de quelconques techniques orgasmiques. Elles sont réservées à quelques initiés qui, après un long apprentissage, développent la capacité d’utiliser la puissance sexuelle à des fins de libération d’une pulsion censée reproduire à échelle humaine, l’acte du désir divin qui a donné naissance au monde. Le coït tantrique est un coït sacré, la maïthuna, une union sexuelle qui s’apparente à un procédé d’identification mystique, une expérience permettant de découvrir la lumière divine et de retrouver l’éclat primordial de l'univers. Cette identification avec l’être divin repose sur la fusion des principes shivaïque et shaltique c'est à dire sur l'abrogation extatique de la dualité masculin-féminin au moment de l'orgasme.
Dans l’esprit tantrique, la sexualité qui prend la forme d’un yoga érotique, est un moyen et non une fin en soi. Le tantrika accompli cherche, au travers de l’union sexuelle, à libérer l’énergie cosmique, la kundalini. Cette dernière représentée sous la forme d’un serpent femelle endormi est lovée à la base de la colonne vertébrale. Pour l’éveiller, le tantrika accompli fait appel à des techniques yogiques érotiques et/ou mentales appropriées. Ce faisant, la kundalini se déploie alors en remontant vers la tête, traversant au passage les centres du "corps subtil", les chakras. Arrivée au sommet de la tête, elle s’unit au principe masculin et se réalise à cet instant l’union des deux pôles de la divinité, une transcendance de la dualité qui débouche sur la fusion en l’absolu au moment de l’orgasme. En éveillant la kundalini l’adepte tantrique atteint des niveaux de conscience de plus en plus élevés dans un processus de cosmisation mentale et corporelle au terme duquel il acquiert des pouvoirs surnaturels. Si plaisir sexuel il y a il est assimilé à une hiérogamie, une sacralisation du charnel bien difficile à appréhender pour un esprit occidental qui peut accepter que Dieu soit amour mais pas que Dieu puisse faire l’amour.
Le tantrisme, un chemin d’ascèse.
La réalité de la sexualité en mode tantrique n’a donc rien à voir avec ce que nous donnent à comprendre les médias contemporains, et l’ascèse du yoga sexuel tantrique ne peut se confondre avec le développement de potentialités sexuelles confinées à un stérile priapisme. Car s’il est vrai que le tantrika doit contrôler parfaitement son érection ainsi que sa jouissance et que les initiés de haut rang sont passés maîtres en la matière, en aucune façon cela n'est à confondre avec l’obsession occidentale de la performance sexuelle. Nous sommes ici dans une autre dimension de la sexualité, nécessitant des rituels sophistiqués et complexes, de longues heures de méditation, la récitation de textes en sanskrit appris par cœur et bien d’autres choses encore, le tout baigné par la volonté d’atteindre des objectifs spirituels. Pour bien différencier le tantrisme authentique de ce qui appartient au mouvement New-Age occidental, il convient de présenter le déroulement d’une partie de l’ensemble préparatoire d’un rituel sexuel de l’école tantrique Kaula :
L’adepte commence dès le matin avec l’adoration du guru, la prononciation du mantra d’adoration à la Shakti (la femme avec laquelle il va s’unir) et offrande de fleurs, répétition du bîja, dix à cent fois, avec les mudrâs assortis. Ensuite il adore sa divinité personnelle, avec fleurs, encens lumières, libations de lait, d’eau de rose. Puis il prend son bain matinal en récitant des mantras purificatoires et commence le rituel de la samdhyâ. Il invoque les lieux sacrés, les fleuves sacrés et prononce douze fois le mantra spécial de sa divinité particulière. Il médite ensuite sur les chakras et les trois nâdis subtils de son corps en faisant circuler le prâna cosmique à travers eux. Il offre une libation au soleil en prononçant un mantra. L’adepte doit ensuite purifier l’élément eau d’une rivière, d’un étang ou encore de la mer, en y versant de l’eau lustrale. Il prononce enfin une formule de propriation pour le guru de son guru et le guru des Shakti qui vont participer au rite secret.
Nous le voyons clairement, la sexualité tantrique est réservée à des initiés et ne peut être réellement comprise que par eux. Il devient alors évident que l’union sexuelle tantrique à la mode occidentale ressemble plus à un sympathique folklore qu’à une démarche spirituelle de haut grade.
La transgression tantrique.
À la dimension spirituelle du tantrisme s'en ajoute une autre d’ordre transgressif. Dans sa quête de transcendance et de dépassement des limites du soi, le tantrika doit suivre une logique transgressive qui passe par la violation presque méthodique des règles de pureté et de bienséance de l’orthodoxie hindoue. Les pouvoirs et/ou la libération que peut atteindre le tantrika sont en fin de compte le fruit d’une transgression des interdits. La première transgression qui est recherchée est intérieure, il s’agit de provoquer un scandale en soi, de dérouter la raison. Pour cela, le tantrika doit accomplir des rites transgressifs à ses yeux, pour se départir de son "homme social" et révéler son être originel. À nouveau, nous devons noter cette différence fondamentale entre la transgression vue par un occidental et celle vue par un adepte du tantrisme. Dans le premier cas, elle est de nature sociale, l’être transgressif est celui qui ne reconnaît pas la norme et la foule aux pieds. Dans le second, elle est personnelle et intime et demande de transgresser des normes que l’on a intégrées et que l’on respecte.
La puissance et la qualité de cette transgression sont proportionnelles à la valeur que le tantrika accorde aux normes. Et se pose alors la question suivante : est-il possible de transgresser au sens tantrique quand, comme la plupart les occidentaux, on ne croit plus en rien ? Ou encore, est-il vraiment possible à un Occidental de comprendre l’ésotérisme tantrique ? Le concept de transgression dans la pensée tantrique a produit des rites que les premiers orientalistes ne pouvaient percevoir à leur juste valeur. C'est pourquoi le terme tantrique a longtemps servi à désigner des pratiques rituelles paraissant aberrantes, étranges, orgiaques, voire répugnantes. Il est vrai que dans certains rites secrets et rares, un moine peut s’unir sexuellement avec une prostituée, des hommes et des femmes avec des animaux, qu’il en est d’autres qui convoquent une sexualité de groupe, chakrapûjà, et que dans tous les cas, les rituels sexuels s’accompagnent de consommation de haschich, d’alcool et de produits intoxicants, de musique et de danse extatique. Parce que le tantrisme veut être une révélation mieux adaptée à l’homme et en principe accessible à tous, il permet d’utiliser des moyens simples pour secouer l’empire mental du rationnel, pour sortir de soi-même, dépasser les barrières de la volonté consciente et permettre une perception directe des forces subtiles qui nous entourent. La perspective tantrique est celle d’un homme immergé dans le cosmos qui utilise tout le cosmos, même dans ses aspects les plus bas, pour le salut dans le monde qui s’obtient par le renversement des valeurs.
Le désir sexuel, un moyen pas une fin.
Dans l’esprit tantrique, pour échapper aux limitations du monde, il est souhaitable de se servir des éléments constituants du monde tel le désir sexuel. Mais à nouveau, la sexualité est perçue comme un outil permettant de transcender la dualité féminin-masculin et doit se référer à l'union sexuée de Shiva et Shakti qui a sanctifié le point de départ du cosmos. La sacralisation de la sexualité est un phénomène qui colle à la spiritualité indienne où le principe féminin, fondateur de la Création, tient une place à part. Avec le tantrisme, nous sommes très loin de la pensée chrétienne et on comprend combien les premiers orientalistes occidentaux ont dû être décontenancés par sa conception du divin, de la transcendance et par les rites et pratiques qui les accompagnent. Aujourd’hui, nous sommes plus à même de cerner les concepts tantriques mais la complexité de la pensée spirituelle indienne dans son ensemble nous reste difficilement accessible. Notre propension à donner à chaque chose une raison d’être intelligible, à croire que tout est exprimable par des idées, ne saurait présenter le moindre avantage lorsqu’il s’agit d’aborder ne serait-ce que la notion de compréhension d'une abstraction spirituelle par le son émanant d'un assemblage de phonèmes. À titre de comparaison, la subtilité du tantrisme nous est aussi ardue à percevoir que celle de la musique indienne qui, en plus de faire appel à des enchaînements de mesures souvent asymétriques, associe aux notes des valeurs symboliques.
Le tantrisme à l’occidental.
Comme nous venons de le voir, l’érotisme tantrique n’est en rien un érotisme dédié au plaisir pur et simple, c’est un érotisme spirituel réservé à quelques initiés. Il est donc regrettable qu’en Occident, il soit assimilé à des techniques visant à mieux jouir de l’union sexuelle, alors même que la jouissance n’est pas l’objectif de la voie tantrique. Il conviendrait donc de ne pas dénaturer le tantrisme en le réduisant à l'un des moyens qu'il utilise et surtout, de ne pas faire miroiter des succès orgasmiques inaccessibles aux profanes. Cependant, parmi les outils utilisés par les tantrika, se trouve le yoga érotique qui peut servir de support à une approche différente de la sexualité. Même s’il serait présomptueux de prétendre qu’en pratiquant ce yoga, stricto sensu, l’on puisse atteindre la dimension spirituelle de la sexualité, il est néanmoins encourageant de constater qu’une frange non négligeable de la population, majoritairement des femmes, développe cette ambition. La mode de l'érotisme tantrique, aussi excessive qu'elle puisse être, porte le désir sous-jacent de penser autrement la sexualité. Plus de sensualité, d’attention, de temps, de raffinement, de communication et plus de sens. Cet engouement pour les voyages érotiques "spirituels" marquerait-il le début de la fin de l'ère pornographique, de la vision sordide, dépourvue de sens et de perspectives, des rapports charnels ? Si tel est le cas, alors nous ne pouvons que nous en réjouir.
1 - Le saṃsāra signifie "transition" ou "transmigration". Dans le bouddhisme, il s'agit du cycle des existences conditionnées successives, soumises à la souffrance, à l'attachement et à l'ignorance. Ces états sont conditionnés par le karma. Ce concept existe dans l'hindouisme. Il existe aussi dans le jaïnisme et le sikhisme pour parler du cycle des vies successives et du conditionnement dû au karma.
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