Sphère émotionnelle

Vieillir, sans cesser de jouir ? Des idées reçues à l'ingérence du pouvoir médical. Par le docteur Jacques Waynberg (2/3)

Vieillir, sans cesser de jouir ? Des idées reçues à l'ingérence du pouvoir médical. Par le docteur Jacques Waynberg (2/3)

La totalité des investigations et des médiations « curatives » ont pour but le retour à l’état antérieur des capacités gestuelles copulatoires : restauration des érections, aide au transit vaginal… Une telle caricature trahit une méconnaissance coupable de la spécificité des aspirations érogènes des personnes qui entrent dans la troisième phase de leur existence.

Vieillir, sans cesser de jouir ? Des idées reçues à l'ingérence du pouvoir médical. Par le docteur Jacques Waynberg (2/3)

Préambule

Éminent pionnier de la sexologie française, le docteur Jacques Waynberg*, œuvre depuis plus d’un demi-siècle à la promotion d’un système holistique de penser les problématiques sexuelles. Se refusant de faire l’économie de la complexité, il voit dans la prise en compte et l’analyse de l’écosystème du patient l’unique moyen de déterminer les causes exactes de ses souffrances, défaillances personnelles et/ou de ses mésententes émotionnelles. D’une rigoureuse lucidité, son discours ravira toutes celles et ceux qui las des aprioris, préjugés et raccourcis conceptuels cherchent des réponses pertinentes à leur questionnement sur la sexualité et l’érotisme.

* Sexiatre, sexologue, psychothérapeute, médecin légiste, criminologue, ancien expert médico-judiciaire, fondateur président de l'Institut de Sexologie et ancien Directeur du Diplôme Universitaire "Sexologie & Santé publique" à l'Université René Descartes - Paris VII.


Les corps font de la résistance

Les réalités physiologiques dépassent la fiction d’une correction intégrale des déficits sexuels liés à l’âge : le propre de la sexualité humaine est de vieillir, donc de décliner. L’inventaire des entraves de tous ordres qui vont s’imposer au fil des ans est un exercice imprudent tant sont multiples les spécificités individuelles, mais admettons tout de même qu’il existe des points de repères bénéficiant d’un certain consensus.

Chez l’homme, les motivations sexuelles peuvent persister jusqu’à un âge avancé : tous les témoignages concordent en effet pour affirmer globalement que la soixante n’inaugure pas une phase inéluctable de déchéance de la libido… Ce sont en priorité les problèmes de santé puis les facteurs d’environnement, et enfin les aléas de la vie quotidienne, notamment d’ordre économique, qui sont les principaux pourvoyeurs des conduites d’évitement, des attitudes de résignation et de l’entrée dans les divers états d’isolement affectif.

Il n’en va pas de même du fonctionnement des organes. L’installation de la rigidité de la verge se fait avec un certain retard par rapport aux stimulations érogènes, même si elles sont proposées avec intelligence et habileté. Le stade d’érection complète est donc différé, parfois de plusieurs minutes, avec de surcroît une fragilité de son égal maintien tout au long de la relation. Cette instabilité inquiète la plupart des hommes qui y voient, à tort, une menace d’impuissance. C’est en réalité un défaut négociable, pour peu que les échanges érogènes se maintiennent à un plus haut niveau d’excitation, aussi bien sensoriel qu’intellectuel. Il ne fait aucun doute que la routine ou l’indifférence n’offrent pas le même pouvoir érotique et, comme nous le verrons, qu’une telle usure des motivations constitue le principal obstacle à la prise en charge de ces vicissitudes conjugales. 

Nous pouvons proposer une métaphore « instrumentale » pour décrire à nos patients cet affadissement naturel des fonctions érectiles de la verge : tout se passe comme si en vieillissant, les nombreux rouages – aussi bien anatomiques, hémodynamiques que métaboliques – impliqués dans la physiologie de l’érection, offraient une force d’inertie de plus en plus grande, perdaient leur acuité réflexe, se grippaient, s’engourdissaient… À une dizaine d’années près, pour parvenir au succès de rituels semblables, le couple va devoir puiser dans ses réserves de créativité et de complicité érogènes. En pratique, il faut dès lors aller jusqu’au bout du propos et en énoncer les conséquences menaçantes : une trop longue période d’abstinence par exemple, ou la compagnie d’une partenaire particulièrement hostile, font plus de tort aux corps caverneux, qu’un diabète bien contrôlé ou un dosage limite de testostérone !

L’éjaculation subit elle aussi des mutations déficitaires qui atteignent ses différentes étapes. Les sensations prémonitoires du déclenchement réflexe, qui font partie des émotions remarquables de la volupté masculine, ne sont plus perçues avec la même intensité ; il en va de même de l’appréciation subjective du volume de sperme et de sa force d’expulsion, qui devient plus nuancée, voire insipide. D’un point de vue purement physique, la quantité de « fluide » éjaculé étant amoindrie, la force et le nombre des jets étant tout aussi en décrue, l’appauvrissement des perceptions délectables de l’éjaculation constitue un prétexte courant de consultation. Signe d’une jeunesse révolue, ce n’est plus l’opprobre de « l’éjaculation précoce » qui motive la demande d’assistance, mais la situation inverse qui devient emblématique de la décadence progressive des organes…

De telles privations sensorielles vont graduellement disqualifier le ressenti de l’orgasme. Avec le temps, rejoignant en cela le vécu érotique féminin, les hommes vont apprendre à ne pas jouir à chaque « rapport ». Au sein d’un couple harmonieux, cette privation ne sera pas aussi débilitante qu’il est permis de le penser à l’aulne des représentations grotesques de la virilité dans les médias. La modération n’est pas synonyme de démission. Dans un contexte affectif beaucoup moins stable, les frustrations s’installent lorsque le renoncement à jouir n’est pas partagé, lorsque le besoin n’est pas apaisé, lorsque le dialogue charnel est découragé. C’est donc à ce stade que l’interpellation du praticien l’expose à s’engager sur une fausse piste : entre la restauration artificielle de simples réflexes érectiles, et le bilan du potentiel érotique restant du sujet et du couple, il n’y a pas de commune mesure, c’est de la faculté de jouir et non de copuler dont il faut établir le pronostic.

Chez la femme ménopausée, les signes résiduels des turbulences physiologiques passées sont très variables. Si la trophicité des organes génitaux est à priori la plus exposée – tendance à l’atrophie vulvaire, sécheresse vaginale… – la généralisation des traitements hormonaux de substitution est de nature à maintenir un confort fonctionnel tout à fait compatible avec la poursuite des pratiques érogènes. De même, la régression du volume des seins (s’il a lieu) n’expose nullement la réduction de leur sensibilité. Dans les cas moins favorables néanmoins, le praticien ne sera pas systématiquement informé de la « démission » coïtale d’une patiente âgée parce que ce type de plainte demeure encore taboue. Faisant le pendant des clichés populaires qui affectent les stéréotypes sexuels masculins, la libido féminine est exagérément cantonnée à l’exercice idéalisé des pénétrations vaginales. Or, atténué par la fatigue, des troubles mictionnels, des déficits neurosensoriels, des séquelles post chirurgicales ou des affections neuromusculaires et rhumatismales, le coït n’est plus la panacée. L’aspect « gymnique » du dialogue érogène se heurte à de trop nombreux handicaps, petits et grands, pour que ses promesses d’évasion délicieuse soient tenues…

À l’inverse, il est bien connu que les apprentissages qui aboutissaient à l’orgasme dans le passé, ne sont pas perdus. Le clitoris, notamment, maintient son pouvoir érogène d’un bout à l’autre de l’existence des femmes qui ont eu la chance de le découvrir. Tenant compte de l’inconfort plus ou moins pénible que déclenche le coït, comme je viens de le rappeler, on comprend mieux pourquoi des femmes âgées ne retiennent de leurs habitudes passées que la masturbation pour aboutir à une satisfaction physique apaisante. On s’en doute, on les devine bien fondées, mais ces issues autoérotiques du besoin de jouir restent censurées.

En vieillissant, l’érotisme féminin élit d’autres pratiques que celles qui ont labellisé sa « maturité sexuelle ». L’exploration des marges, des à-côtés du coït, des scénarios attendrissants… devient vitale pour de nombreuses compagnes encore motivées. Jouir devient donc un acte anticonformiste, la mise hors-jeu des normes qui ont si longtemps limité leur créativité. En d’autres termes la caresse, le « prélude », retrouvent une seconde jeunesse, et le « flirt » est prescrit en première intention, en amont des prises en charge pharmacologiques ! L’idéologie de performance va donc à rebrousse-poil des réels besoins de plaisir et d’amour des femmes âgées. Dépister l’involution du désir féminin transite donc par un entretien, aussi précieux que respectueux de la pudeur de chacun, mettant à jour ce niveau d’adaptation et d’autodéfense face aux injonctions sociales.

Au total, de deux choses l’une : d’un côté, les pratiques coïtales demeurent « l’étalon d’or » de la sexualité féminine tout au long de l’existence, de l’autre, la liberté d’expression des besoins et de l’imaginaire sexuels échappe à toute nomenclature « clinique ». Dans le premier cas, le verbiage médical y trouve sa raison d’être autour des symptômes de dyspareunie, de dysorgasmie, de raréfaction des « rapports », de frigidité… offrant un condensé de l’assujettissement des femmes au consumérisme médical jusqu’aux marches de leur lit conjugal. Dans le second, les praticiens peuvent magnifier les ressources érotiques féminines en leur donnant droit de cité, en les inscrivant dans un projet de survie relationnelle, agrémentée si besoin est de satisfactions orgastiques.

À suivre...

Première partie de l'article "Vieillir, sans cesser de jouir ?"

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