De l'obsolescence du concept de paraphilie
Certainement parce que la quête de jouissance a historiquement été perçue comme le fruit d'une perversion morale, persiste en nous l'idée que la sexualité du plaisir se doit d'être vécue dans un cadre restrictif, une sorte de normalité garantie supposée de l'acceptation sociale.

La psychiatrie à l'aube d'un renouveau ?
Malgré les efforts de clarification des psychiatres, le concept de paraphilie demeure extrêmement trouble. De toute évidence, la notion versatile de "norme", qui a présidé aux premières classifications psychanalytiques et psychiatriques des comportements sexuels, continue de peser sur la question. Si l'on s'en tenait à son étymologie, la paraphilie regrouperait l'ensemble des conduites sexuelles qui s'établissent en dehors, en marge, de la copulation, entendue comme un acte qui, ayant le pouvoir d'engendrer la vie, donne un sens aux choses du monde. À ce titre nous pourrions dire que seuls ceux et celles qui font l'amour uniquement dans un but procréatif échapperaient à la paraphilie. Mais ce n'est pas ainsi que la thématique est pensée sur le plan psychiatrique.
Le terme paraphilie, inventé par F.S. Krauss en 1903, n’est entré dans le DSM (Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux) qu’en 1980. Auparavant les paraphilies étaient abordées comme des perversions, des déviances sexuelles. Socio-sexuellement parlant, dévier c'est s'écarter de la voie à suivre pour être reconnu en tant qu'être socialisé. En d'autres termes l'être déviant adopte des comportements sexuels que la société considère incompatibles avec le respect des bonnes mœurs. Toutefois, en l'absence de référents universellement acceptés, le concept de déviance, tributaire de normes de socialisation évolutives dans le temps et l'espace, ne peut exister de manière objective. Il est donc paradoxal que la médecine psychiatrique se soit appuyée sur des considérations fluctuantes pour déterminer celles des conduites sexuelles qui étaient pathologiques.
Le changement de terminologie, ou l'illusion d'une prise de conscience, n'a pas révolutionné l'approche de la pathologie sexuelle. La psychiatrie continue de produire des outils conceptuels pour répondre au besoin sociétal d'encadrement des comportements sexuels, de leur définition, de leur recevabilité dans l'espace privé et public, et de leur possible condamnation au regard des lois, normes et mœurs en vigueur. C'est pourquoi les sexualités en marge ne peuvent s'extraire de la sphère psychiatrique et/ou pénale qu'à la faveur d'un combat mené dans le champ politique et in fine de la reconnaissance sociale de leur normalité.
La question qui divise la psychiatrie moderne est de savoir si la pathologie sexuelle doit être prioritairement abordée sous l'angle de la norme ou celui de la souffrance psycho-physique personnelle et/ou du tort et de la souffrance causés à autrui. En filigrane, une bataille entre les psy-sbires de l'industrie pharmaceutique et les tenants d'une psychiatrie déontologique. Dans sa cinquième version (2013), le DSM reprend les éléments diagnostics de l'opus précédant tout en marquant une volonté accrue pour distinguer la nature d'un comportement sexuel d'avec ses conséquences. Le rapport à la norme y est moins prégnant sans toutefois être complètement exclus de la réflexion. Le DSM IV stipulait : « Critère A/ Les caractéristiques essentielles d'une paraphilie sont des fantaisies imaginatives (fantasmes) sexuellement excitantes, des impulsions sexuelles ou des comportements survenant de façon répétée et intense, et impliquant des objets inanimés, la souffrance ou l'humiliation de soi-même ou du partenaire, des enfants ou d'autres personnes non consentantes, et qui s'étendent sur une période d'au moins six mois. Critère B/ Les comportements, impulsions sexuelles ou fantaisies imaginatives sont à l'origine d'un désarroi cliniquement significatif ou d'une altération du fonctionnement social, professionnel ou d'autres domaines importants. » Si le DSM V a entériné le critère A, il a revu le B à l'aulne du trouble paraphilique : " Un trouble paraphilique est lié à une paraphilie qui cause d’une façon concomitante une détresse ou une altération du fonctionnement chez l’individu ou une paraphilie dont la satisfaction a entraîné un préjudice personnel ou un risque de préjudice pour d’autres personnes."
Ex-Nihilo. Cedrix CrespeL
Si le fait d’avoir une paraphilie est une condition nécessaire (critère A), elle n'est pas suffisante pour présenter un trouble paraphilique (critère B). Raison pour laquelle la paraphilie en soi ne justifie ou ne requiert plus nécessairement une intervention clinique. C'est un progrès. Cependant, le critère A, qui spécifie la nature qualitative de la paraphilie, persiste à mélanger des pratiques par essence problématiques, viol et pédophilie, et d'autres qui ne le sont que dans des circonstances précises, fétichisme, BDSM. Par ailleurs le DSM V ne propose toujours pas de distinction entre fantasmes exclusivement masturbatoires et fantasmes réalisés par un passage à l'acte. On regrettera enfin que les notions de durée, répétition et intensité, qui ouvrent sur un grand flou, soient encore des éléments diagnostics.
Le terme paraphilie renvoie à tout intérêt sexuel intense et persistant, autre que celui pour la stimulation génitale, les préliminaires et le coït avec un partenaire phénotypiquement normal, sexuellement mature et consentant. Autrement dit est potentiellement paraphilique tout individu manifestant un intérêt égal ou supérieur aux intérêts sexuels normophiliques. La question de la norme reste donc un des socles diagnostics, un obstacle à une définition définitivement lisible des comportements sexuels problématiques et à la dépathologisation des sexualité alternatives. Pour déterminer ce qui relève d'une sexualité pathologique, seules la souffrance psycho-physique personnelle et/ou le tort et la souffrance psycho-physique causés à autrui devraient être pris en compte, en écartant toute référence à la normativité. Ainsi, la notion même de paraphilie n'aurait plus lieu d'être et toutes les expressions de la sexualité seraient médicalement (et juridiquement) examinées à la lumière de leur nocivité pour l'individu et/ou les tiers participants. Notons qu'on ne peut en aucun cas assimiler la pédophilie, la nécrophilie, la zoophilie et le viol à des pratiques alternatives, car ses sexualités, qui se développent sur une altération de la perception de l'autre, sont par nature pathologiques.
Au delà du concept, la paraphilie interroge notre perception contemporaine du sexuel. La sexualité d'homosapiens est résolument tournée vers la recherche de volupté. On ne doutera pas que le nombre des rapports sexuels ayant pour finalité avouée la jouissance dépasse de très loin le nombre de ceux explicitement fléchés sur la reproduction. Le désir de jouir a pris l'ascendant et stimulé l'inventivité érotique. En sont nées une multitude de pratiques dont certaines plus incongrues que les autres continuent de susciter l'incompréhension et l'opprobre. Certainement parce que la quête de jouissance a historiquement été perçue comme le fruit d'une perversion morale, persiste en nous l'idée que la sexualité du plaisir se doit d'être vécue dans un cadre restrictif, une sorte de normalité garantie supposée de l'acceptation sociale. Conditionnés.es à porter un regard inquisiteur le plaisir, nous nous interdisons d'être bienveillant.es à l'égard de certaines de ses modalités, quand bien même elles ne causent ni tort, ni souffrance. Dans l'idéal il s'agirait de reconsidérer la question en s'appuyant sur une réflexion distanciée, c'est à dire en évitant de se prendre en référence pour juger de ce qui atypique. Lorsque un individu prend du plaisir et s'épanouit, sans que ses pratiques ne nuisent, de quelque façon que ce soit à qui que ce soit, pourquoi s'autorise-t-on encore à porter un jugement psychiatrique sur ce qu'il vit ? C'est toute la question.
Illustration de bannière Cédrix Crespel.
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