Difficulté sexuelle chez la femme : de quoi parlons-nous ? Par le Docteur Jacques Waynberg (5/7)
"Inhibition du désir" est une étiquette péjorative et vaine parce qu'elle ne permet pas de distinguer la pléiade des actes de sabotage sexuels prémédités ou d'auto-défense, des effets dissuasifs involontaires d'une asexualité primaire, composant la trame de la personnalité.

Préambule.
Éminent pionnier de la sexologie française, le Docteur Jacques Waynberg*, œuvre depuis plus d’un demi-siècle à la promotion d’un système holistique de penser les problématiques sexuelles. Se refusant de faire l’économie de la complexité, il voit dans la prise en compte et l’analyse de l’écosystème du patient l’unique moyen de déterminer les causes exactes de ses souffrances, défaillances personnelles et/ou de ses mésententes émotionnelles. D’une rigoureuse lucidité, son discours ravira toutes celles et ceux qui las des aprioris, préjugés et raccourcis conceptuels cherchent des réponses pertinentes à leur questionnement sur la sexualité et l’érotisme.
Aujourd’hui nous publions la cinquième des sept parties d’un texte inédit : « Difficulté sexuelle chez la femme : de quoi parlons-nous ? ». Nous remercions le docteur Jacques Waynberg pour l’honneur qu’il nous fait en nous offrant la primeur de cette publication.
* Sexiatre, psychothérapeute, médecin légiste, criminologue, ancien expert médico-judiciaire, fondateur président de l'Institut de Sexologie et ancien Directeur du Diplôme Universitaire "Sexologie & Santé publique" à l'Université René Descartes - Paris VII.

IV. Les défis du renoncement au désir (suite).
Questionner le potentiel érotique.
La libido féminine se nourrit d'érotisme, cultive une métamorphose des corps à toutes fins utiles à la jouissance. L'érotisme est le catalyseur de la sexualité, nous l'avons rappelé plus haut. Quantifier cette énergie vitale – au sens de la bioénergie d'Alexander Lowen (2) – pourrait offrir une visibilité concise des ressources disponibles, aussi bien intellectuelles que physiques, innées et acquises, propres à chaque femme, pour susciter et entretenir son désir.
(2) Alexander Lowen : La bioénergie, Tchou éditions, Le corps à vivre, 1976, 310p.
Un tel plan, aussi probant qu'il paraisse, est néanmoins sujet à caution car il exige pour être concluant un long et fastidieux travail d'investigation narrative qui est hors de portée en pratique quotidienne. Contraint de mener son entretien tambour battant, le praticien ne peut compter que sur un aperçu succinct pour établir un état des lieux. Posons l'hypothèse qu'un abrégé de la fonction érotique est condensé sur la question du rapport que l'interlocutrice noue avec la nudité, comment s'est-elle acquittée depuis l'enfance de cet épineux dessein d'élever le corps nu au rang de témoin à charge de sa féminité ? Bref, interrogeons-la sur le thème de son auto-érotisme, sur l'agrément ou le dédain éprouvés à se regarder nue dans un miroir, sur l'attention portée ou non à des "soins de beauté", sur sa gourmandise ou le dénigrement que lui inspire la vue de ses seins, de son pubis…
La posture face à la nudité est un signe fort, un condensé de la maturité narcissique féminine fondamentalement impliquée dans le somptueux combat contre le refoulement et l'ignorance.
Questionner le potentiel émotionnel.
L'érotisme a pour vocation de mettre le corps en mouvement, autrement dit de l'émouvoir. La sexualité est aussi mobilité, mais elle n'accorde à ses turbulences génitales qu'une portion congrue de récompenses sensorielles. L'intimité des corps soulève la question embarrassante, comme nous l'avons déjà évoqué, du dépassement de ce seuil minimal de l'accomplissement d'un doigté, naturellement joyeux, mais à fleur de peau… Comment l'émanciper ? Ce deuxième composant de la fonction érotique prodigue l'énergie pulsionnelle, le volet sensible du psychisme, l'émotivité. La vie affective enfante le désir. Or, plus l'exploration savante de la pensée (les neurosciences) défriche la phénoménologie des "sentiments corporels", plus se renforce le constat d'une diversité illimité des modes d'accès à l'émotion. Chaque femme est unique (cela va sans dire), chaque femme jouit donc d'un capital émotif exemplaire, personnel.
Il importe en consultation de bien différencier les sentiments des émotions, distinguer l'affectivité "passive", imperceptible, silencieuse, des états manifestes, agissant, réagissant à des stimuli psychosomatiques précis. Le "mental" assure la logistique dans les deux cas, mais en ce qui concerne plus particulièrement la problématique du désir, vient s'ajouter une composante pragmatique, essentielle au bon déroulement du tête-à-tête : l'être désiré se doit d'agir à découvert, explicitement, selon des codes décomplexés, en réponse aux attentes de l'autre, désirant. Le désir féminin triomphant met donc en jeu une émotion qui officie telle une parade, une mise en scène qui s'adresse à un public élu, mais exigeant, aimé peut-être, mais impatient… d'être ému à son tour. Un "rapport sexuel" exemplaire est l'art de se donner mutuellement en spectacle.
En cas d'échec, le verdict d'inhibition du désir est une expression erronée, inadéquate, car elle présuppose qu'a priori toutes les femmes éprouvent des besoins d'égale tyrannie et qu'elles sont toutes en mesure d'en faire usage à volonté, à bon escient. Truisme illusoire, nous l'avons dénoncé : grosso modo, il incombe aux professionnels de départager celles dont les élans sont récemment brisés, de celles qui s'avouent vaincues depuis toujours par une apathie insurmontable. La conduite à tenir va devoir compter avec ces divergences. Comment sonder des capacités aussi confidentielles ? En contournant la vigilance des plaignantes, en les questionnant sur d'autres sources émouvantes que le "sexe": qu'est-ce qui vous fait éclater de rire ? ou fondre en larmes ? Qu'est-ce qui vous émeut dans la vie ? De découvrir un animal blessé, une lecture, un tableau, un film ? Bref, l'émotivité forme un tout homogène, qui anime la fonction érotique mais qui n'en est qu'une composante aléatoire.
Parce qu'elles sont les stigmates des pulsions et qu'elles sont souvent revendiquées par les partenaires, les émotions et leurs mimiques établissent un tri entre les femmes qui en mesurent la perte involontaire, et celles qui n'en souffrent pas, inexpressives depuis toujours.
Questionner le potentiel aphrodisiaque.
Le troisième composant du désir se révèle le plus ardu à prospecter car il cumule des valeurs et des énergies disparates et dissimulées. La fonction aphrodisiaque vise à "théâtraliser" la sexualité afin d'en garantir la mue vers l'érotisme, afin surtout de la rendre plus appétissante. Un tel office d'incitation au plaisir s'appuie aussi bien sur des critères d'attractivité que d'inventivité, de sophistication, de futilité, de vulnérabilité et d'exaltation… qui n'épargnent ni la pudeur, ni la morale. Le but du scénario est de pallier la fadeur des organes et les retenues de l'imagination pour que le coït et ses prolégomènes déploient leur pouvoir enivrant. A ce stade, il s'agit de concentrer les manœuvres tactiles et verbales dans une suite d'échanges ritualisés, c'est-à-dire agréés de part et d'autre sans résistance et sans dégoût. Une routine s'installe en effet pour pacifier le duel érogène (Conf. Fig.1) selon une convention conclue très tôt, qui jalonne l'enchaînement des séquences sans faire-valoir incognito, sans abus, sans dérapages.
Décliné au féminin, cet art d'aimer murit de façon intuitive et empirique, révélé à l'usage des corps, au fil des épisodes romanesques de l'existence. C'est l'empreinte de cette initiation qui est évaluée en clinique. Mais de quoi s'agit-il ? D'établir en quelques phrases un "profil libidineux" de la plaignante, de sonder ses actifs, ses tendances, ses besoins secrets, ses manies, ses péchés… la tâche est impensable. Il faut pourtant jauger son degré d'instruction sexuelle avant d'établir un diagnostic. Des innombrables ornements qui tracent le contour des actions voluptueuses, interrogeons le plus insolite d'entre eux, posons le jeu comme unité de mesure du talent aphrodisiaque féminin : se taquiner, s'amuser, se déguiser, plaisanter.… afin de dédramatiser, déculpabiliser les "scènes de sexe" et d'en jouir. Un autre "poids lourd" de la libido fournirait aussi d'inestimables avis à cet égard, mais il n'est pas abordable sans expérience : l'évocation des fantasmes porte la marque des pulsions les plus exaltantes, certes, mais aussi les plus refoulées, les plus dissimulées.
Ce n'est que par ruse que l'érudition érotique féminine est dévoilée et mesurée, en la questionnant par exemple sur les thèmes de l'humour, des jeux de rôles, du rire, des défis du badinage... qui ne transportent et ne subliment que les femmes de "haut grade".
Objet et limites de la prise en charge.
L'invention d'une "dysfonction sexuelle féminine" étiquetée "désir sexuel hypoactif"(3) est un leurre, voire, une imposture qui stigmatise les femmes en leur attribuant des besoins innés, inévitables, uniformes. En réalité, son inhibition n'est ni anormale ni morbide, mais d'ordre adaptatif, sécurisant même, dans un refus d'assujettissement à l'ennui, au vieillissement, à sa santé, ses propres inclinations (4). Il s'agit, finalement, lorsque "ça tourne mal", d'un signe clinique aussi simple et banal qu'un lapsus, une toux, une poussée de fièvre, un symptôme d'alerte, rien de plus. L'assistance thérapeutique est donc conviée d'en établir la gravité, mais aussi et surtout, l'origine. La gravité, est repérée conjointement par les aveux qui ont motivé la consultation et par l'évaluation du potentiel érotique global, décrit plus haut. C'est avec la recherche de l'étiologie de la plainte que pourrait débuter la prise en charge.
(3) Diagnostic and Statistical Manuel of Mental Disorders : DSM 5, American Psychiatric Association, 2013.
(4) LABORIT Henry, l'inhibition de l'action, Editions Masson, Paris, 214 p.
Cette posture de "détective" est-elle légitime ? Le temps de parole que nous accordent provisoirement les patientes peut-il se muer en prosélytisme, vantant les mérites et l'agrément d'une "sexualité normale", inéluctable ? De droit cette ingérence est-elle le nom ?
Plaignante âgée de 34 ans, française, célibataire, catholique non pratiquante, sans enfant, secrétaire de direction, habitat urbain, en bonne santé, trois ans de liaison, sans cohabitation, consulte pour "manque de désir" motif de graves tensions dans le couple. Vie sociale comblée, militante dans association "droit au logement", sportive, cultivée. Passé sentimental plaisant mais dépourvu de passion. Jamais de domicile commun, "sexuellement" à la peine depuis toujours, potentiels imaginatif et aphrodisiaque inactifs, privilégie l'attachement à l'érotisme. Education et initiation, non traumatiques, à l'aise dans son corps mais vécu émotionnel plutôt orienté "nature et voyages", n'a pas le souvenir d'avoir joui dans un rapport, ni seule, non déprimée. Tient à cette relation, avec un homme attentif et "patient" …jusqu'à présent.
Cet exemple est typique de l'embarras qui défie les praticiens : la démotivation examinée n'est pas un trouble, mais bien un parti pris personnel, qui de surcroît n'affecte ni l'équilibre sentimental ni la confiance en soi. Que répondre ? Faire l'éloge de l'amour charnel pour exalter le besoin d'appartenance ? En vérité, le ressort du débat échappe ici au style intrusif d'un conseil anti-tabac, le mépris du coït n'est pas un sujet de santé publique mais une question de valeur. La médecine traditionnelle est dépossédée de son autorité par l'envergure morale de la pratique sexologique. Mis en concurrence avec la thématique du libre arbitre la disgrâce génitale est insignifiante. Ces lamentations sont immédiatement "surclassées" en controverse sur le sens de la vie, le choix de son destin de femme, de sa vocation. Un enjeu existentialiste qu'une question-clé peut tenter de clarifier si la qualité de l'entretien y pourvoit :
"qu'est-ce qui vous fait femme ?"
La plainte initiale sur la déroute de l'intimité vaginale s'ouvre donc sur l'horizon démesuré du mot "liberté". Une telle émulation de la prise en charge s'impose dans un autre exemple, tout aussi fréquent en pratique quotidienne : la pénurie d'entrain copulatoire du post-partum. Cette démobilisation s'installe parfois dans la durée, exempte d'épisode dépressif ou de séquelles douloureuses obstétricales. La maternité fractionne-t-elle l'identité féminine, que le nouvel écosystème parental échoue à sauvegarder ?
À suivre...
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