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Tabous, interdits et transgression ou l'histoire de l'humanité face à ses paradoxes

Tabous, interdits et transgression ou l'histoire de l'humanité face à ses paradoxes

La transgression est l’action par laquelle la pensée consciente s’émancipe du surmoi censeur pour accéder à un sentiment vertigineux, enivrant et jouissif de totale liberté.

Tabous, interdits et transgression ou l'histoire de l'humanité face à ses paradoxes

La transgression se nourrit de l'interdit.

L’épreuve de la transgression s’inscrit dans nos savoirs les plus anciens. Les mythologies, les religions, les tragédies regorgent de figures devenues les archétypes de l’infraction absolue et leurs fantômes ne cessent de hanter la mémoire collective. Citons, entre autres fameux transgresseurs, Adam et Eve, Œdipe et sa transgression involontaire, Prométhée, qui transgresse l’ordre divin en volant le feu sacré de l’Olympe, Pandore qui, en transgressant l’interdiction de Zeus, accable l’humanité de mille maux. 

Étymologiquement, la transgression est le fait de passer outre, de franchir une limite, de contrevenir, de désobéir, d’enfreindre. La transgression est une infraction à la loi, à la construction sociale de la limite, elles-mêmes fondées sur des interdits universels intangibles —inceste, cannibalisme, meurtre— et des interdits culturels hétérogènes —des codes moraux, propres à chaque peuple et noyau familial, qui se modifient au fil du temps. Cet ensemble de règles, établies dans un mouvement d’humanisation, constitue le surmoi censeur communautaire que chaque individu doit intérioriser pour se socialiser. 

Cependant, comme le rappelle Freud dans L’avenir d’une illusion, les interdits fondamentaux de l’inceste, du cannibalisme et du meurtre sont en relation avec des pulsions primitives qui renaissent avec chaque enfant, mais que la condition culturelle de l’homme empêche et qui sont au cœur de l’hostilité contre la culture. Dès lors, il suffit qu’une chose soit interdite pour qu’elle en devienne désirable, non qu’elle le soit par la simple force de sa proscription, mais parce que l’interdiction la signale comme objet de combat pour recouvrer la liberté absolue. La transgression est donc un fait social total, une façon d’éprouver les frontières morales et l'allégeance aux valeurs les plus fondamentales du groupe. 

La transgression est l’action par laquelle la pensée consciente s’émancipe du surmoi censeur pour accéder à un sentiment vertigineux, enivrant et jouissif de totale liberté. Transgresser, c’est se soumettre à l’épreuve dynamique du dépassement de la limite pour en retirer une jouissance intellectuelle. Cependant, la transgression est un concept mouvant. Une fois dépassée, la limite perd tout ou partie de son attrait et la jouissance tirée de sa transgression de son intensité. S'en suit une possible fuite en avant vers l’obscur, le ténébreux et le renoncement à toute aspiration à se comporter en être social.


Le Péché originel. Le Tintoret/1551-1552.

Dans l’esprit de Georges Bataille, l’homme est un animal qui refuse le donné naturel1 non par envie, mais par obligation. Il le transforme à l’aide d’outils moraux qu’il fabrique pour construire le monde humain. En s’éduquant il renie sa nature fondamentale d’animal libre et se refuse de répondre à ses instincts primaires. Les interdits sont la négation de sa liberté ancestrale, cette liberté qui le rendant tout-puissant ne pouvait servir de socle à l’édification d’un projet socio-politique pérenne. 

Ces entraves culturelles à la liberté qui s'accompagnent de frustrations, de tensions pouvant se résoudre par des accès de violence collective, ont poussé à l'invention de la transgression rituelle, un subterfuge censé aider au maintien d'un monde viable. Ainsi en est-il des sacrifices humains, des prostituées sacrées ou encore des orgies au temps des bacchanales. Aujourd’hui, les grandes fêtes carnavalesques, telles la Feria de Nîmes ou les Fêtes de San Fermin à Pampelune, avec leurs excès de consommation d’alcool et de sexe fonctionnent comme des parenthèses transgressives ritualisées durant lesquelles les comportements se déchaînent avant de rentrer dans l’ordre social. 

On serait tenté de croire que l’abolition des interdits, offrant une liberté complète de penser et d’agir, ouvre une porte sur des possibles vraiment créatifs quand, au contraire, les interdictions n’assignent à la liberté qu’une fonction bassement contestataire. Mais c’est bien l'inverse qui est vrai. Dans sa dimension exploratoire des lois, la transgression appelle de grandes ressources créatrices. La démarche artistique symbolise parfaitement ce que la transgression induit comme expérience de déséquilibre, de déconstruction et d'invention. En cassant le dogme de la tonalité, Arnold Schönberg a établi un nouveau champ d’exploration musical, le dodécaphonisme. Paul Cézanne, en outrepassant les codes qui régissaient l’espace pictural basé sur une simple imitation du réel, a donné naissance à l'art abstrait et au cubisme. De fait, on ne peut réduire le concept de transgression à une simple acception moraliste proche de la violation et/ou de la profanation. 

Erotisme et transgression.

L'érotisme est né de la transgression primordiale de l'ordre naturel qui a vu l'objectif reproductif de la sexualité être spoilé au profit de sa seule récompense. D'un point de vue anthropologique, on considère que la conscientisation du plaisir sexuel a catalysé un processus d'hypersexualisation qui semble avoir été suffisamment contre-productif pour créer un besoin de régulation des activités sexuelles. Dans son expérience de la cité politique, l’humanité a donc tenté de domestiquer la part archaïque de son histoire, de renoncer à sa totale liberté sexuelle, de contenir l'exubérance irrationnelle du désir et de supporter les contraintes qui en découlaient. Toutefois, ayant gardé le souvenir des temps pas si lointains où les fils ne connaissaient pas même le nom de leur père, des temps de promiscuité sexuelle où l'énergie libidinale, n'ayant ni dieu ni maître, se déchargeait librement, persistera en l’homme un état permanent de frustration sexuelle et la perspective d'y remédier par la transgression. 

L'objet de désir rendu inaccessible acquiert dans l'imaginaire un statut particulier. Interdit il n'en est que plus désirable et la tentation se renforce d'autant plus que l'individu éprouve une excitation à l'idée de transgresser l'interdit. Plus ou moins conscientisée, proportionnelle à la perception subjective de l'interdit, l'excitation intellectuelle liée à la transgression ne concerne pas cependant l'ensemble des individus d'une société. Certaines personnes y sont même complètement insensibles. De fait il n'y a pas de raisons de croire que l'épanouissement sexuel passe forcément par la transgression, quand bien même l'érotisme serait naturellement transgressif.


Érotisme et transgression. Georges Bataille.

Le pouvoir érogène de la transgression peut produire des comportements à priori énigmatiques. Il en est ainsi pour les féministes convaincues qui endossent le rôle de soumises dans une relation hétéro D/s. Peut-on se dire féministe tout en se soumettant à un homme dans le cadre de jeux érotiques ? Sujet d'âpres débats au sein de la soro-communauté, cet état de fait s'appréhende à la lumière de ce que les initiés du tantrisme nomme le chaos en soi  ou la transgression des valeurs personnelles. Sur un même plan on pourrait citer le cas de ces libertins et libertines qui cachent certaines de leurs relations extra-conjugales pour leur ajouter du piment. C'est la transgression de l'interdit qui envoûte.

Les entraves à la libre satisfaction du désir sexuel ont induit un mécanisme de compensation, hors du réel, purement virtuel : le fantasme. Le fantasme s'exonère du social restrictif, il autorise l'expérience de la liberté absolue. Le fantasme est un espace mental dans lequel, les tabous, lois et codes moraux étant susceptibles de voler en éclats, il n’est plus que l'individu face à sa toute-puissance narcissique et l'expression de ses revendications les plus antisociales. La possibilité de jouir de l’invraisemblable, de l’horreur et du sacrilège, dans une perspective fantasmatique, peut se commuer en une tentation de passage à l'acte. Quand le fantasme joue, sans risque, avec le surmoi collectif, le passage à l'acte, délictuel ou criminel, le fragilise et porte atteinte à l'intégrité du pacte social.

Le dépassement des interdits n'offre pas la certitude d'une accession au mieux-être et à la plénitude sexuelle, c'est un possible parmi tant d'autres. Quoiqu'il en soit, transgresser, briser ses frontières et limites, s'aventurer dans l'interdit, nourris de l'espoir d'atteindre une jouissance sublimée, ne peut faire l'économie d'une réflexion sur les risques associés et les violentes désillusions qui peuvent en découler. À cette fin rappelons que sexologues et sexothérapeutes sont en mesure d'apporter des réponses à vos doutes et interrogations.


1 - Le donné naturel est une expression employée par Georges Bataille pour désigner ce qui est inné à l'être humain.

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