Sphère fonctionnelle

La grande braderie du sexe sur ordonnance, par le Docteur Jacques Waynberg

La grande braderie du sexe sur ordonnance, par le Docteur Jacques Waynberg

Jacques Waynberg, né à Toulouse le 22 janvier 1941, est docteur en Médecine, sexologue, psychothérapeute et criminologue. Il est cofondateur de la Société Française de Sexologie Clinique en 1974, fondateur et président de l'Institut de sexologie en 1976 et a dirigé jusqu’en 2007 le diplôme universitaire sexologie et santé publique à la faculté de médecine de l'Université Paris 7.

La grande braderie du sexe sur ordonnance, par le Docteur Jacques Waynberg

Dopage pharmaceutique de la sexualité : la messe est dite.

La mise sur le marché du Viagra, en octobre 1998, a bouleversé les dispositifs de prise en charge des fiascos de l’érection, rendant caduques cent ans de recherches et de pratiques curatives. En effet, si la maîtrise de la conversation thérapeutique et l’invention de nombreuses techniques de catharsis - de la psychanalyse à l’art-thérapie - ont pu appareiller les sexothérapeutes un siècle durant, le taux de «guérison» était constamment discuté. Sans transition, les produits de dopage pharmaceutique de la sexualité vont atteindre des scores de satisfaction incontestables, créant un engouement immédiat des praticiens et des patients impatients de résoudre leurs difficultés. Les industriels créent illico une nouvelle classe thérapeutique, concurrentielle des comptoirs des sex-shops traditionnels, cautionnée par des universitaires habilités. En première ligne sur la liste des prescripteurs potentiels, les médecins généralistes sont la cible préférée de la direction marketing des laboratoires, non seulement en fonction de leur effectif, mais surtout parce qu’ils représentent le maillon faible de la chaîne thérapeutique dans ce domaine très casse-cou de la santé publique. En disposant d’un moyen instantané de réponse à l’aveu de détresse des exclus de la volupté, les généralistes adoptent le service minimum requis : la rédaction d’une ordonnance en bonne et due forme. Ite missa est.

Or, si la réalité biologique des organes est impliquée dans l’action purement physiologique de ces médicaments, qu’en est-il de la fiction poétique de la sexualité humaine ? N’est-ce pas illusoire d’espérer que la reprise transitoire d’une rigidité pénienne soit seule en mesure de solder le déficit affectif ou l’inaptitude érotique du couple ? Dix-sept ans plus tard, comment se fait-il que le succès commercial incontestable de ces découvertes pharmaceutiques soit toujours sujet à controverse ? Pourtant, les promesses de sauver les apparences viriles ont été généralement tenues, l’absence d’effets secondaires a été certifiée, des réconciliations conjugales ont pu être observées, mais le malentendu originel persiste : la chimie traque la fonction cardiovasculaire, pas la fonction érotique. Autrement dit, si l’acte de soin n’a d’autre finalité que l’assujettissement au fétichisme de l’érection, le réconfort ne peut être que transitoire et les enjeux relationnels escamotés.

La tricherie est-elle préméditée ? Non. La rhétorique industrielle n’a pas grand mal à suivre à la trace les courants d’opinion qui prônent une surenchère de performances lubriques. Cet esprit de compétitions coïtales sans supplément d’âme a besoin d’un faux nez pour grimacer, d’un doudou pour vaincre l’angoisse de l’échec. Pour les plaignants, par conséquent, la prescription aphrodisiaque n’est pas une prémédication, un préambule à une écoute ultérieure plus attentive, un préalable à une authentique sexothérapie : il s’agit bel et bien de la réponse attendue dans l’immédiateté de la consultation. Il n’y a aucun conflit d’intérêts entre patients, médecins et laboratoire, un même souci de maintenir un discours laconique sur la sexualité les rapproche. Le médicament surfe ainsi sur la vague des non-dits et chacun y trouve son compte.

De quoi s’agit-il sur le plan des représentations si ce n’est d’écarter la question taboue de la jouissance ? L’orgasme n’est pas un objet académique. Le sujet qui jouit n’est pas un patient. La consultation médicale est un psychodrame de l’éloge de la tumescence et non une satire de l’illettrisme érotique. La boîte à outils pharmaceutiques est donc d’un usage ponctuel de dépannage d’un appareil génital hors-service - mais précisément, de quel service s’agit-il de réparer l’office ? A quoi sert-il, cet organe une fois recouvrée sa turgescence, si ce n’est d’être à la manœuvre pour en jouir ? A tort, repliée sur une gêne embarrassée, la médicalisation des «dysfonctions érectiles» développe un discours sur le mode métonymique sans en mesurer l’ambiguïté subversive : citer une partie (l’érection) comme équivalent d’un tout (la quête de l’orgasme) trahit ici un malaise, un trucage de nature surtout à valider le bien-fondé des prescriptions.

La poursuite d’une telle utopie curative gagne désormais de nouvelles cibles (éjaculation prématurée, désir féminin déficient) sans que le modèle directeur n’évolue vers plus de respect des valeurs de consentement et d’attachement. C’est de consentir mutuellement à jouir qui rend le plaisir sensuel intelligent. A l’inverse, dans sa version actuelle, le dopage pharmaceutique, détaché de toute analyse de ces considérations encombrantes, ne répond qu’à l’urgence d’une demande de réparation fonctionnelle à visée cosmétique. Bref, en fin de compte, une approche globale, unitaire des vicissitudes sexuelles est-elle plausible ? Trop tard. A vrai dire, loin d’offrir une montée en gamme des moyens thérapeutiques classiques, les industriels, en parfaits gestionnaires, ont choisi de privilégier leurs prescripteurs au détriment des non-médecins. Les jeux sont faits, tel le dieu romain Janus, la sexologie aura donc deux visages : l’un tourné vers le passé, le second vers l’avenir. Coexistence plus ou moins pacifique, réplique improbable du clivage professionnel qui a suivi l’invention du Largactil, premier neuroleptique en 1952, du Tofranil, premier antidépresseur en 1955, aboutissant à l’éclatement de l’offre de soin des troubles mentaux : psychiatres prescripteurs d’un côté, psychologues de l’autre. En sexologie, les sexiatres (Waynberg, 1988) seront les garants de la mondialisation du concept de «santé sexuelle», les sexologues chargés d’une assistance plus diserte et non invasive des mêmes déboires et finalement, peut-être, les seuls à oser parler de dopage et de jouissance.



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