Les premiers pas de la sexologie (2ème partie)

Brève histoire de la pensée sexologique.
Un article signé Christopher Roussel, sexologue.
Naissance de la sexologie.
On a vu précédemment que l’histoire de la sexualité est faite de mouvements et ne se résume pas à une logique linéaire. Les avancées impliquent des remises en question et des retours en arrière qui signent leurs butées. D’un encadrement strict - par peur de dérivations pulsionnelles qui ne serviraient pas les sociétés - à des libertés liberticides, le champ de la morale et son lot de fausses croyances n’est jamais très loin. Le recueil journalistique et psychiatrique de Krafft-Ebing ouvre la porte à l’ère proto-scientifique de la sexologie. Amorçant le déplacement entre aberrations sexuelles et déviances sexuelles (car hors-normes), on dépénalise pour pathologiser. Ce n’est plus seulement du ressort du Droit de venir éclairer, la psychiatrie fait ses lettres de noblesse en la matière. De ce déplacement, il faut retenir la tentative de compréhension qui est mise en place, cette volonté de savoir qui vient contrecarrer le désir de cacher, de faire taire en criminalisant.
Afin de poursuivre la trame de notre voyage entamé dans la première partie de cet article, nous allons remonter le temps socio-historique en abordant les travaux des pionniers de la pensée sexologique : H. Ellis, M. Hirschfeld, A. Kinsey et Masters & Johnson.
Début XXème.
Havelock Ellis (1859-1939) est un médecin britannique, que l’on identifie comme l'un des fondateurs de la sexologie. Il a été parmi les premiers à prendre les compilations de Krafft-Ebing et à y apposer une conception psychologique. Il refuse de s’arrêter à une simple classification nosographique, motivé par la recherche du normal en dehors de la norme. Ce n’est pas parce que l’on pense que c’est exceptionnel ou minoritaire que ça l’est réellement. De plus, mettre l’accent sur la profondeur de l’individu plutôt que sur la manifestation d’un comportement, alloue une histoire au sujet. Cette démarche fait écho à son histoire personnelle. Ellis est issu de la société victorienne et entretient par son mariage une relation non consommée et à distance. Edith Lees, sa compagne, milite pour le droit des femmes tout en affirmant son homosexualité. Cette relation reflète en soi un écart à la norme pour l’époque. Entre récits autobiographiques (« Ma vie ») et ouvrages majeurs (« studies in the psychology of sex », composé de 7 volumes), Ellis fit aussi une correspondance avec S. Freud pendant plusieurs années. Le terme « auto-érotisme » (le corps comme source de plaisir) viendrait d’Ellis.
La psychanalyse a une place importante dans la prise en compte du psychisme et de son lien avec la sexualité, notamment avec S. Freud. De ce point de vue naissent plusieurs concepts qui trouvent encore leur résonance de nos jours. Que ce soit les pulsions, les fantasmes, l’inconscient, la sexualité infantile avec les stades du développement sexuel, l’apport de la psychanalyse a été et reste subversif. Elle ne va pas à tout le monde, on la stigmatise et pour autant, on l’utilise dans notre langage courant. Freud vient pointer que le plaisir serait le moteur de notre sexualité, ce qui lui redonne une place centrale dans la compréhension de l’Homme. « Trois essais sur la théorie sexuelle» (1905) en est l’exemple princeps. L’apport de la psychanalyse est, encore une fois, à replacer dans le contexte culturel de l’époque.
En parallèle, on retrouve Magnus Hirschfeld (1868-1935) qui est un médecin Allemand. Il lance le premier périodique de sexologie (journal de sexologie en 1908) qui connût quelques fluctuations concernant son existence. Toutefois, cela ne l’arrête pas et il fonde en 1919 le premier institut d’études sexuelles à Berlin, avec Ivan Bloch et Albert Moll (tous les 3 psychiatres et d’orientation analytique). Ils ont pour but de faire reconnaître l’homosexualité comme une orientation non pathologique, l’égalité des sexes, rendre légale la contraception (premier stérilet en 1909) et le droit à l’éducation sexuelle. En 1928, à Copenhague, a lieu la première de la ligue mondiale pour la réforme sexuelle, fondée par Hirschfled et Ellis. Il faut ici rappeler le contexte politique de l’époque qui est celui de l’entre-deux guerre, l’institut sera victime d’un autodafé par les autorité nazies en 1933. La sexualité et surtout ce qui ne se retrouve pas sous les idées du régime ne doit pas laisser de traces.
Wilheim Reich (1897-1957), psychiatre et psychanalyste allemand, suit les traces d’Hirschfeld en proposant un modèle théorique qui prend appui sur la libido pour venir dénoncer le système sociétal coercitif.
Après-guerre.
Les deux grandes guerres mondiales ont redéfini le monde, avec leur lot de perte et d’aménagement que nous connaissons. À leur lendemain, les avancées scientifiques reprennent. Alfred Kinsey (1894-1956) est reconnu comme l’initiateur de la première étude scientifique et statistique de la sexualité. Son but est de faire parler les pratiques et les désirs qui se font dans l’ombre. Issu d’une famille religieuse, il fait ses classes en tant qu’entomologiste et zoologue. Il réalise une étude comportementale sur 10 000 abeilles et transpose sa démarche au domaine de la sexualité humaine. Résultat, des œuvres magistrales et polémiques : Sexual behavior in the human male (1948) ; Sexual behavior in the human female (1953), toujours à replacer dans le contexte de l’époque. Nous sommes dans l’après-guerre aux USA, son travail attire les foudres car il en réalise une partie avec le soutient de la fondation Rockfeller. Kinsey s’est rendu compte qu’il ne pouvait répondre aux questions sur la sexualité, tout comme ses collègues du champ médical. De ce fait, la réalisation de ses travaux ont permis d’apporter des prémices de réponses mais surtout des repères quant à ce que l’on retrouve dans les comportements sexuels de la population. Les pratiques extraconjugales, les relations avant le mariage, les activités homosexuelles non exclusives chez les hommes et les femmes, les préliminaires… sont autant de sujets qu’il traite publiquement chiffres à l'appui. Son nom est connu, ses travaux le sont aussi. C’est une grande première en la matière, un scientifique respectable qui vient parler de sexualité et de plus, sur la scène publique. Pour se faire une idée de ce contexte socio-historique, voir le film éponyme « Dr. Kinsey ». On retiendra de lui une échelle de mesure (échelle de Kinsey) qui vient exprimer le fait que l’orientation sexuelle n’est pas figée. Hétérosexualité et homosexualité sont pour lui deux pôles d’un même continuum, ouvrant l’expression sexuelle à se défaire de ce clivage.
Dans la même continuité, nous arrivons aux découvertes de William Masters (1915-2001) et Virginia Johnson (1925-2013), communément appelés Masters & Johnson, tant leur réputation les précède. Masters est gynécologue et Johnson est sa secrétaire. Ce duo de chercheurs s’est construit par la nécessité d’un éclairage ne se limitant pas à une approche masculine et scientifique, ce qui fait leur force. À la différence des rapports de Kinsey basé sur des entretiens avec les sujets de ses études, Masters & Johnson effectuent des observations cliniques en laboratoire. Ne se basant pas uniquement sur le comportement sexuel dans la vie de tous les jours, ils ont mesuré les effets physiologiques de la masturbation et des rapports sexuels. Leur première étude « Human sexual response », en 1966, pose les jalons de ce que l’on considère comme les 4 phases de la réaction physiologique du cycle sexuel (autant masculine que féminine).
- L’excitation : correspond au changements que subissent les corps, les afflux de sang et les dilatations.
- Le plateau : correspond à la rencontre des corps, notamment la pénétration. On voit que le niveau d’excitation subit moins de variations à ce stade.
- L’orgasme : correspond aux contractions musculaires involontaires, à d’autres changements physiologiques et au plaisir ! (on l’avait presque oublié)
- La résolution : la baisse de l’excitation et le retour à l’état habituel des corps
Vous me direz : que signifie la période réfractaire ? Là, est l’une des avancées de Master & Johnson. Ils décrivent scientifiquement que l’homme passe par une période de repos avant de relancer un rapport sexuel, tandis que chez la femme n’existe pas cette période de manière inévitable. Elle peut avoir plusieurs orgasmes et d’expressions différentes. L’orgasme est multimodale et surtout peut être multiple.
Quelques années plus tard, en 1970, le couple de chercheurs sort une nouvelle étude « Human sexual inadequacy ». Ce n’est plus l’explication du fonctionnement physiologique qui est souligné, mais le dysfonctionnement sexuel. Ils mettent alors en place les premières prises en charge thérapeutiques et sexologiques de couple. Pour eux, un problème sexuel est un problème lié au couple. Leurs taux de réussite quant aux traitements de ces troubles est de 80%. Vaginisme, dysfonction érectile, éjaculation prématurée, perte de désir … Avant les thérapies de Masters & Johnson, tout cela devait passer par de longues prises en charges n’incluant pas forcément la ou le partenaire. Ici, le but est de permettre au couple de fonctionner de manière satisfaisante au moins une fois, afin de lui redonner confiance en sa capacité érotique. La thérapie se faisait sur deux semaines et hors de leur cadre de vie habituel (ce qui facilite les choses en enlevant la variable du stress), mais tout le monde ne pouvait pas se le permettre. Le sensate focus est un des outils les plus connus mis au point par le duo, consistant à redonner une forme à la rencontre charnelle, tout en réveillant les sens sans avoir pour finalité une relation consommée. Dans une même logique de découverte filmographique, voir la série « Masters of sex ».
Ces différentes avancées ne se font pas sans la compréhension de l’évolution du contexte social. Les travaux de Masters & Johnson sont contemporains de la période de la révolution sexuelle (1968) et de la commercialisation de la pilule contraceptive. Le droit de vote pour les femmes (1944 en France) et les lendemains de l’après-guerre marquent aussi une nouvelle forme d’existence sociale et de prise en considération de la gent féminine. La possibilité d’une sexualité autre que la forme hétérosexuelle marque aussi ces recherches. La sexologie religieuse ou idéologique tente toujours d’appuyer son emprise face à la naissance d’une sexologie scientifique. La politique avec la lutte contre les maisons closes, la traite des corps, les démarches hygiénistes sont autant de parties d’histoires qu’il faudrait positionner à l’intérieur de cet aperçu. La mode, ne l’oublions pas, est aussi un indicateur de l’assouplissement ou des circonvolutions des mœurs et de la morale.
La dernière partie de ce voyage sera consacrée à la véritable mise en place du domaine de la sexologie, de la reconnaissance de la santé sexuelle par l’OMS (organisation mondiale de la santé), ainsi qu’une ébauche de l’évolution des courants de pensée de pratique interdisciplinaire.
Références :
- Ellis, H. (1967) My life, Éditions Spearman
- Ellis, H. études de psychologie sexuelles. Éditions Bibliothèque des introuvables, 2003
- Freud, S. (1905) Trois essais sur la théorie sexuelle, Éditions Gallimard, 1998
- Kinsey, A. Le comportement sexuel de l’homme, Paris, 1948
- Kinsey, A. Le comportement sexuel de la femme, Paris, 1953
- Masters, W. Johnson, V. Human sexual response, Éditions Bantam, New York, 1966
- Masters, W. Johnson, V. Human sexual inadequacy, Éditions Bantam, New York,1970
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