Troubles du désir hypoactif, réponse sexuelle féminine et "modèle circulaire de Basson". Deuxième partie.
La notion d’hypoactivité du désir à défaut de refléter la réalité de la dynamique du désir, symbolise in fine l'omnipotence d'une conception androcentrée de la sexualité du plaisir où la disponibilité sexuelle tient une place prépondérante.

Le modèle de Basson sous le feu des critiques.
Bien qu’adoubé par la communauté des sexologues, le « modèle circulaire de Basson » a soulevé de pertinentes critiques de la part de féministes considérant que le désir des femmes était une fois encore présenté comme passif, réactif, complaisant, situé du côté de l’émotion, de l’amour, de la tendresse, contrairement à celui des hommes, spontané, inné, autonome et indépendant des sentiments. Si la schématisation de Basson a souvent été perçue comme un progrès féministe, rejetant de facto un modèle seulement valide dans le cadre du fonctionnement sexuel masculin, il n’en demeure pas moins qu’il entérine une conception de la sexualité féminine normative et fonctionnelle aux besoins d’autrui. Confortant en sus l’idée que les femmes, plus souvent que les hommes, s’engagent dans une relation sexuelle sans désir, il renoue avec la démarcation entre la sexualité impulsive, mécanique des hommes et la sexualité psychologique ou relationnelle des femmes. Toutefois Basson a fait remarquer que son modèle avait une réelle dimension thérapeutique, car il permettait de modifier la vision que ses patientes avaient de l’anormalité, de les extraire de la culpabilité de n’éprouver que peu ou pas de désir sexuel spontané et de comprendre « l’importance extrême de l’intimité émotionnelle, étant donné que c’est là leur principal moteur. »
Cependant, en scellant la dichotomie entre un désir masculin univoque et un désir féminin polymorphe, le modèle de Basson laisse entendre que la sexualité masculine serait aussi simple que sa contrepartie féminine serait complexe. Qu’il faille apporter une vision novatrice de la sexualité féminine du plaisir, à même de relater sa réalité, n’est pas critiquable en soi, cependant il conviendrait aujourd’hui de ne plus l’opposer à celle des hommes, car l’une et l’autre présentent des caractères de complexité indéniables. Ces derniers seraient-ils aussi fréquemment sujets à des dysfonctions érectiles psychogènes, des troubles de l’orgasme, si leur sexualité était simpliste et linéaire ? On est en droit d’en douter. De plus si l’orgasme est un invariant de la sexualité masculine et sa survenue communément acceptée comme l’indicateur de la satisfaction sexuelle, nous devons souligner que sa qualité et son intensité ne sont pas identiques à chaque rapport et qu’elles peuvent même être franchement médiocres et décevantes.
La dérive de la pensée sexologique, les inventions troublantes.
Durant les deux dernières décennies du 20ème siècle, la sexologie d’écosystème qui prônait une approche holistique des dysfonctions sexuelles a subi la concurrence des biologistes de la sexualité et de ses problèmes. Par leurs capacités à proposer des solutions rapides, tel le Viagra pour les dysfonctions érectiles, ils ont imposé une vision thérapeutique basée sur le traitement chimique des dysfonctions sexuelles, condamnant aux oubliettes les thérapies sexologiques classiques. La mise au rancart de la psychanalyse—et donc des éléments psychiques et psychologiques comme vecteurs des problématiques de la sexualité du plaisir, n’est sans doute pas le fruit d’une réflexion foncièrement objective et désintéressée.
L’industrie pharmaceutique, suite au succès de la petite pilule bleue va comprendre qu’un champ d’exploration commerciale s’ouvre à elle et que la biologisation de la sexualité lui offre les clés du traitement des sexualités défaillantes. Dès lors s'opérera une discrète collusion d'intérêts entre les tenants d'une sexologie médicale et l'industrie pharmaceutique qui débouchera sur l'invention d'un concept spécialement fléché sur la gent féminine, "les troubles du désir hypoactif" et la mise sur le marché de la flibansérine, un antidépresseur reconverti, à l'instar du sildénafil, en petite pilule miracle. Le lobbying forcené des industriels pour obtenir l'approbation de la FDA, s'appuyant sur des études scientifiques douteuses et des argumentaires féministes radicaux, sera en tout point révélateur des intérêts financiers en jeu dans le domaine de la santé sexuelle.
Bien que l'on tente de nous en convaincre, les variations du désir féminin ou masculin n'ont rien d'extraordinaires. Ce n'est qu'en relation avec un archétype absurde de la sexualité du plaisir que se détermine la normalité des activités sexuelles du couple. Les troubles du désir hypoactif forment donc un concept dont la validité est aussi douteuse que celui de l’éjaculation prématurée, car l’un et l’autre se définissent en référence à une norme dont l’objectivité est largement contestable. Si tous les hommes sont des éjaculateurs précoces au regard des besoins féminins en termes de satisfaction sexuelle, on peut également prétendre que toutes les femmes souffrent d’un désir plus ou moins hypoactif au regard de la disponibilité sexuelle masculine. Mais inversement nous pourrions dire qu’au regard des quelques minutes nécessaires pour produire un orgasme masculin, toutes les femmes sont anorgasmiques et que rapport à la fréquence moyenne du désir féminin tous les hommes sont atteints de « troubles du désir hyperactif ». Certes les hommes sont génétiquement programmés pour être ouverts aux rapports sexuels 24/24 heures et 7/7 jours, quand les femmes composent avec un biorythme hormonal qui alterne disponibilité et indisponibilité sexuelle. Mais cette disparité naturelle dans la rythmique du désir doit-elle être comprise comme un trouble de la sexualité auquel il est nécessaire d'apporter une réponse médicale ? C'est toute la question.
La disponibilité du corps féminin ou l'enjeu véritable "des troubles du désir".
La notion d’hypoactivité du désir à défaut de refléter la réalité de la dynamique du désir, symbolise in fine l'omnipotence d'une conception androcentrée de la sexualité du plaisir où la disponibilité sexuelle tient une place prépondérante. Il est d'ailleurs évident que tout est mis en œuvre pour rendre le corps féminin totalement disponible : pilule contraceptive, avortement, crèmes lubrifiantes, flibansérine (pilule rose ou Viagra féminin), marquent une féroce volonté de modifier la nature sexuelle féminine pour qu’elle s’ajuste au plus près des besoins masculins.
Sur différents forums consacrés au désir sexuel féminin, nous avons pu constater que nombre de femmes s’interrogent et s’inquiètent d’une diminution de leur désir : « 35 ans et libido zéro !!! », « plus de désir sexuel depuis 6 mois », « plus envie ou presque », « je bug niveau sexe », « perte de libido et pénétration difficile », « pourquoi je n’ai pas envie de mon mari », « il est frustré, je suis désespérée », « libido zéro et mon homme ne comprend pas ». Alors que nous pensions trouver des commentaires pointant une relation entre perte de désir et mauvaise qualité des rapports intimes il n'en a rien été. Au contraire, pour ces femmes l'inhibition de la libido est perçue comme un problème dont elles sont responsables à part entière. Le conditionnement à la disponibilité joue donc à plein et induit une aliénation de la pensée féminine toujours plus encline à l’auto-culpabilisation.
L'imparfait mais précieux modèle circulaire de Basson.
Que l’on partage ou non la vision de Rosemary Basson, on ne peut nier que son concept s'articule autour de deux observations fondamentales. La première met en évidence qu’au départ d’une relation, le désir féminin parvient à dépasser ses manifestations naturelles pour se caler peu ou prou sur la rythmique libidinale masculine. La seconde montre qu’au fil du temps un nombre de femmes perdent leur aptitude au désir spontané et doivent compter, si possible, sur leur capacité à produire un désir réactif. Autrement dit, passé un cap, les motivations de ces femmes pour s’engager dans un rapport charnel découlent presque exclusivement de « récompenses » ou « bénéfices » qui ne sont pas strictement sexuels. Mais ceux-ci sont-ils suffisamment puissants pour opérer sur la durée ? Il semblerait que non et que la perte de désir soit conséquente d’un déficit de « récompenses », d’expériences sexuelles gratifiantes et satisfaisantes. Le modèle circulaire de Rosemary Basson est à ce propos instructif et ouvre sur l’hypothèse que le désir féminin se nourrit de la qualité du projet érotique.
Autre représentation du modèle circulaire de Basson.
Rarement évoquée parmi les causes du ralentissement du désir féminin, la mésentente érotique du couple devrait faire preuve de plus d’attention de la part des sexologues et sexothérapeutes. Car, dans bien des cas, la diminution du désir féminin est corrélée à une perte d’appétence pour le plaisir sexuel, elle-même conséquente de relations intimes médiocres dont elles ne tirent que peu de jouissance. Si en début de relation, l’envie d’être remplie de l’être aimé peut constituer un moteur suffisant au désir spontané ; si à moyen terme le plaisir de faire plaisir et les bénéfices en termes de qualité relationnelle maintiendront une disposition au désir réactif , sur le long terme seules la complicité érotique des amants et la jouissance partagée garantiront la vitalité du désir. En lieu et place du trouble du désir hypoactif ne serait-il pas plus juste de parler de trouble du projet érotique ? Qu’il soit le fait d’amants particulièrement inattentifs au plaisir de leur partenaire, d’une inaptitude des conjoints à communiquer sur leurs besoins et ressentis, d’une incompatibilité érotique absolue, le trouble du projet érotique pourrait expliquer à la fois la raréfaction du désir autant pour les femmes que pour les hommes. Car ces derniers sont aussi concernés par l’érosion du désir et nombre de cas de dysfonction érectile lui sont imputables.
Si la réalité des variations du désir est incontestable, l’analyse de leur causalité au travers d’une sexologie qui fait fi du contexte relationnel et du projet érotique, laisse perplexe. Les injonctions à la disponibilité sexuelle, comme celles de la performance et de la jouissance, conduisent la sexualité du plaisir à produire des dysfonctions purement formelles. Si les sexologues holistiques sont à même de remettre les pendules à l’heure et faire comprendre aux couples la nature vraie de leurs problématiques, de leur proposer, le cas échéant d’un réel dysfonctionnement, des thérapies adaptées, les sexologues organicistes préféreront les solutions médicamenteuses, simples et efficaces sur le court terme, mais inadaptées pour régler le fond des problèmes. Le forcing entrepris pour faire de la sexologie une branche de la médecine montre que les intérêts financiers en jeu dans le champ de la sexualité du plaisir ont supplantés ceux de l’humain.
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