Grandir dans un monde porno
La généralisation de l’épilation du maillot, l’expansion de la chirurgie plastique des seins, des fesses et de la vulve confirment que nombre de jeunes femmes se dépossèdent de leur originalité corporelle pour un « mieux » pornifié censé valider leur ticket d’entrée dans la communauté de celles autorisées à jouir de leur corps.

La pornification des comportements, être ou paraître ?
Pour les filles de la génération Z, la rencontre, fortuite, consciente ou imposée, avec la pornographie est inéluctable. Pour Esther ce fût l’année de ses treize ans quand on garçon lui pointa sous le nez son smartphone et une vidéo porno. Elle se souvient avoir trouvé le truc un peu bizarre à cause du sexe de l'actrice qui ressemble à celui de la petite fille qu’elle était quelques années auparavant. Interrogeant sa sœur aînée, elle comprend que c’est ainsi qu’il convient d’apparaître pour plaire aux mecs. Comme la plupart de ses amies, elle développe peu à peu une aversion pour la pilosité et finit par se plier à une minutieuse et régulière épilation de sa toison pubienne.
Cette obsession de la dépilosité, au-delà de son ambition esthétique, s'intègre dans le processus d’acquisition d’une confiance en soi suffisamment affirmée pour autoriser la révélation érogène de la nudité, opérer sa théâtralisation, et s’ouvrir aux émotions induites. Dévoiler son corps, l'exposer à la vue, ne va pas de soi, et moins encore dans des sociétés hypersexualisées où rien n'échappe désormais au regard scrutateur du partenaire. Si la pudeur, au sens moral, est aujourd'hui moins empêchante, le sentiment de honte paraît être le principal frein à une libre et joyeuse mise à nu. Comment se dévoiler sereinement quand les émotions procurées par la vision de son propre corps sont de l'ordre du dégoût ?
Sur les forums dédiés à la sexualité des adolescentes la pilosité est régulièrement signalée comme une source d’anxiété, de dégoût et d’altération émotionnelle de la relation intime. Si elles ne l'expriment pas en ces mots, on comprend que l'épilation intégrale leur permet d'atteindre ce minimum de confiance qui annihile la honte et commue la pudeur en élément dynamique de la fonction érotique. Autrement dit, chez ces jeunes filles la pornification de la zone pubienne met en jeu le désir de rendre le corps désirable, apte à la joute érotique, dans la perspective d’en percevoir les émotions entrevues dans le récit pornographique. Toutefois, comme il n’est plus question d’être érogène, mais de paraître érogène, qu’il n’est plus question de façonner son identité érotique, mais dans d’en copier une, le bénéfice est rarement quantifiable. Ainsi au prétexte d’une hypothétique occasion d’en s’en amuser vraiment, nombre d’entre elles vont s’infliger des heures d’irritations, de démangeaisons et d’inconfort. On ne peut que s’interroger.
Se départir de la pudeur, de l’inhibition acquise au dévoilement et ambitionner d’en faire un jeu érotique, était sans doute le principal défi des jeunes filles d’avant. Aujourd’hui elles sont en sus enjointes de se conformer au modèle féminin pornifié auquel la fantasmatique de leurs partenaires est majoritairement conditionnée : poitrine généreuse, fessier plantureux, lèvres pulpeuses, taille slim, sexe glabre, rose et parfaitement symétrique. La généralisation de l’épilation du maillot, l’expansion de la chirurgie plastique des seins, des fesses et de la vulve confirment que nombre de jeunes femmes se dépossèdent de leur originalité corporelle pour un « mieux » standardisé censé valider leur ticket d’entrée dans la communauté de celles autorisées à jouir de leur corps.
Que les garçons soient les plus gros consommateurs de pornographie n’occulte pas le fait que les filles en consomment aussi. Toutes sont informées, d'une manière ou d'une autre, de ce que l’on peut voir dans une vidéo hardcore : des mensurations des hardeuses et hardeurs, des gémissements des unes aux éjaculations injurieuses des autres, de la levrette aux positions les plus improbables, de la fellation en mode gagging au gang bang, de la double pénétration au fist-fucking, du slapping au BDSM, rien ne leur est vraiment inconnu. Qu'elles se projettent ou non dans les scénarios porno, elles n’en demeurent pas moins à l'affut de ces répertoires gestuels et comportementaux censés leur éviter la disqualification. Car pour Esther et les filles de son âge, la pornification des attitudes sexuelles répond à un enjeu de socialisation. Ainsi la fille cool, celle que les garçons et les filles initiées reconnaissent comme l’une des leurs, kiffe forcément le sexe porno ou plus tout moins l’accepte comme une composante normale de sa socialisation. De fait on ne s’étonnera pas si les jeunes filles rapportent consentir à des pratiques sans en éprouver le moindre désir, s’y soumettant uniquement parce qu’il n’est pas question de se mettre hors-jeu.
Toutefois les jeunes femmes de la génération porno commencent à comprendre que les progrès réalisés en termes d’émancipation féminine sont aujourd’hui contestés dans la sphère intime ; que résignés à l’abandon de leur règne sur les terres socio-professionnelles, intellectuelles, culturelles et politiques, les phallocrates se sont arrogés, en contrepartie, le contrôle du champ sexuel ; que via la diffusion massive de vidéos obscènes, où les femmes sont à la fois dominées et objectifiées, ils insufflent dans l’esprit de toute une génération l’idée que la hiérarchisation des genres est un donné naturel de l’espèce humaine. Mais plus encore, que s’appuyant sur la notion d’empowerment sexuel, soit d’émancipation par la sexualité pornifiée, ils légitiment par l’exaltation la soumission féminine. Et cette génération se fait l’écho d’un problème qui jusque-là n’était que prévision alarmiste : la consommation de pornographie est souvent source de mésentente érotique, voire d’expériences douloureuses. La capacité à différencier la fiction porno de la réalité n'a pas d'existence dans la sphère émotionnelle. Elle est purement théorique. C’est parce que l’individu confère à la fiction porno une réalité qu’il peut en tirer des émotions. C’est parce qu’il accepte de voir dans la hardeuse de la femme qui aime se faire .... et non l’actrice sous-payée qui surjoue la jouissance, qu’il peut produire érection et orgasme. Qu’il veuille porter au réel ses émotions pornifiées ne tient pas de l’irrationnel, mais d’un conditionnement de sa fonction érotique. Les femmes d’aujourd’hui l’expriment par de multiples témoignages de rapports sexuels ayant flirté avec l’agression. Par ailleurs, étranglement/chocking, gorges profondes/gagging, coups/slapping, et autres items pornos, font partie de l’historique d’apprentissage des adolescentes d’aujourd’hui, historique plus souvent marqué par pénibilité que l’épanouissement. Il est temps de se réveiller.
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