Justice anglaise - la vie privée des victimes de viol passée au crible

La police britannique peut désormais demander l'accès à leurs appareils numériques aux victimes de viol.
Les autorités britanniques ont adopté une nouvelle mesure destinée à prémunir les magistrats contre d'éventuelles erreurs judiciaires à l'encontre de personnes accusées de vol, braquage, viol ou agression sexuelle. Désormais, ce sont donc les plaignantes victimes de viol, avant les accusés, qui devront montrer patte blanche et donner à la police un accès illimité à leurs smartphones, ordinateurs, comptes de réseaux sociaux et boites mails. Dans le cas contraire, leur plainte pourrait ne pas être enregistrée et toute procédure abandonnée. Dans un pays où seulement 1,7% des plaintes pour viol sont suivies d'une condamnation, la pilule est amère pour les victimes et les associations qui les défendent. Car ce sont bien les violeurs présumés qui sont les heureux bénéficiaires de cette mesure, et non les plaignantes qui, en plus d'avoir subi un viol, doivent supporter une violation de leur vie privée.
À l'origine de cette mesure : l'affaire Liam Allen.
Ce ne sont pas des affaires de viols caractérisés ayant échappé à la justice qui ont motivé cette nouvelle mesure, mais bien une en particulier, l'affaire Liam Allen, accusé à tort.
Selon la BBC, les autorités britanniques(1) auraient été fortement motivées dans leur décision par le cas d'un étudiant anglais de 22 ans, Liam Allen, qui aurait été accusé à tort de 12 viols et agressions sexuelles. Alors qu'il était libéré sous caution depuis deux ans, le juge d'instruction chargé de l'affaire avait mis fin à la procédure trois jours après le début du procès. L’avocat du jeune homme avait en effet reçu des éléments de preuves tangibles qui l’innocentaient : des messages de sa victime présumée qui prouvaient que les rapports étaient consentis. La police métropolitaine a présenté ses excuses à M. Allen pour une série d'erreurs dans le traitement de l'affaire.
Censée prouver innocence ou culpabilité de l'agresseur présumé, cette mesure a suscité une forte mobilisation des associations de droits des femmes, dont le Centre pour la justice des femmes (CWJ), qui dénoncent un retour aux jours sombres où les victimes de viol étaient traitées comme des suspectes. De plus, la nature même du consentement des victimes obtenu par les autorités, n'est pas sans soulever d'autres sujets d'inquiétudes. Car cette mesure découragerait les femmes de porter plainte pour viol, face à la perspective de voir leur vie privée disséquée par de parfaits inconnus et sans aucune garantie de résultats. L'organisation caritative de libertés civiles Big Brother Watch a quant à elle déclaré que les victimes ne devraient pas avoir à choisir entre leur vie privée et la justice.
Extraits du formulaire de consentement
Les formulaires de consentement ne sont pas utilisés en Écosse et en Irlande du Nord. Selon le Service de Police d'Écosse, les agents ne cherchent à accéder au téléphone de quelqu'un que s'il est jugé "nécessaire et proportionné" de le faire et que tous les cas sont évalués individuellement. Quant au PSNI, le Service de Police d'Irlande du Nord, il indique que les téléphones ne sont saisis que si cela est jugé nécessaire et conformément à la législation.
Une étrange notion du consentement.
La mise en oeuvre de cette nouvelle mesure comprend le déploiement dans toute l'Angleterre et le Pays de Galle, de formulaires de consentement en vue d'obtenir la permission d'accéder aux contenus des appareils multimédias des victimes (messages, photographies, mails...) Selon Max Hill, directeur des poursuites pénales, ces informations ne seront examinées que dans les cas où elles constitueront une piste d'enquête "raisonnable", et les documents soumis à un tribunal que s'ils respectent des règles strictes.
Ces formulaires de consentement sont désormais utilisés dans toutes les enquêtes pénales, dont le viol et les agressions sexuelles. Ils permettraient ainsi aux enquêteurs de recueillir des éléments de preuves révélant la nature des relations entre plaignantes et violeurs présumés, attendu que dans les cas de plaintes pour viol, les victimes connaissent souvent leur agresseur. Bien sûr, le formulaire prévoit un paragraphe indiquant que les victimes ont le droit de s'y opposer, précisant toutefois qu'un refus de leur part constituerait une fin de non recevoir. Le concept de consentement est donc perverti : "Vous pouvez toujours dire non, mais..." .
"Ce n'est pas un consentement", avertit Vera Baird, actuellement commissaire de police et responsable de la criminalité à Northumbria."C'est une figure d'autorité qui vous demande de signer un formulaire dès la fin d'une audition vous ayant fait revivre l'une des expériences les plus horribles de votre vie." Claire Waxman, commissaire aux victimes à Londres, s'est dite également "extrêmement préoccupée" par l'obligation faite aux plaignantes de "céder leurs droits au respect de la vie privée" pour que l'affaire puisse être poursuivie.
Une intrusion disproportionnée dans la vie privée des victimes.
Des données contenues dans les téléphones, souvent très intimes, voire indiscrètes, enregistrées parfois sur plusieurs années, pourront être téléchargées et décortiquées par la police. Harriet Wistrich est directrice du Centre pour la justice des femmes (CWJ). Pour elle, bien que les plaignantes comprennent la nécessité d’examiner leur matériel numérique, il est ‘disproportionné’ de vouloir télécharger leurs vies entières”. Le CWJ a d'ailleurs engagé un recours judiciaire aux côtés des deux victimes présumées, affirmant que le formulaire de consentement établit une discrimination fondée sur le sexe, enfreint la loi sur la protection des données et le droit à la vie privée.
Clive Coleman, correspondant judiciaires de la BBC mentionne également des messages qui ont pu être écrits trop vite... Mais il ne mentionne pas les mails, textos, photos ou vidéos envoyés par une victime naïve (les adolescentes sont particulièrement vulnérables) ou sous emprise, notamment en état de dissociation psychique, des contenus qui pourraient à tort faire croire à un consentement. De plus, des messages attestant d'une relation intime consentie à un moment T ne garantit en rien qu'elle le soit à un autre moment. Rachel Almeida, de Victim Support(2), a par ailleurs déclaré que le fait d'ouvrir un accès illimité à la police de leurs contenus téléphoniques pourrait aggraver la détresse des victimes et les dissuader davantage encore de se manifester.
Le danger d'une mauvaise lecture de ce type de contenus par des services de polices non formés en psychotraumatologie est évident. Avant même que la plainte pour viol ne soit enregistrée, pour les victimes, ce sera une double peine, celle du viol ou de l'agression sexuelle qu'elles auront subis, et celle d'une intrusion dans leur vie intime aboutissant in fine à l'accentuation de leur souffrance.
Le malaise des victimes préférable à celui des accusés à tort.
Nigel Martin Evans, député du Parti Conservateur accusé d'avoir violé un homme et d'en avoir agressé un autre entre juillet 2009 et mars 2013 fut acquitté en 2014. Mr Evans a souligné la nécessité de cette mesure, se référant au cas de Liam Allan dont l'accusatrice avait été déboutée après divulgation de messages échangés avec lui lors de son procès en 2017 : "Je comprends qu'il peut y avoir un malaise à transmettre cette information", a-t-il déclaré. "Mais ce n'est rien comparé à la douleur et à la torture auxquelles font face ceux qui sont accusés à tort." Rien, vraiment ? Une victime de viol littéralement détruite par un traumatisme qu'elle subit jour et nuit, pendant parfois des mois ou des années, les flash, les cauchemars, les graves conséquences sur sa santé physique et psychique, sur sa vie sociale, professionnelle, amoureuse, familiale, se voit obligée de divulguer les moindres détails de sa vie privée ; la "torture" est-elle comparable ?
Violences sexuelles : les fausses allégations sont-elles si courantes ?
Autrement formulé, cette mesure motivée par plusieurs affaires d'accusations de viol mensongères était-elle appropriée et surtout, proportionnée ?
Contrairement à la croyance populaire issue de la culture du viol, véhiculant le "mythe de la femme menteuse", "qui l'a cherché" ou "qui a aimé ça", et bien qu'il soit difficile de quantifier avec exactitude le nombre de cas de fausses accusations de viol, plusieurs études dont une, très documentée, menée en 2010 aux USA, les estime à moins de 6 %, et une autre de Rumney en 2006 les estime de 3% à 8%.
En revanche, le nombre de déclarations, suivies ou non d'une plainte, explose quand les condamnations elles, ne cessent de diminuer. 1,7% en Angleterre, entre de 1,5 et 2% en France. Ainsi, la priorité est donnée par la justice anglaise à la protection des accusés à tort plutôt qu'à l'inculpation des coupables, pourtant bien plus nombreux, d'où l'indignation des associations de victimes.
Qu'en dit la police anglaise ?
Pour les policiers, cette mesure est loin d'être confortable, même s'ils reconnaissent les perturbations qu'elle peut occasionner chez les victimes, la plupart estiment qu'elle est nécessaire à la bonne conduite des procès pour viol. Alison Saunders, procureure générale britannique, note que depuis la mise en oeuvre de cette mesure, et "autant qu'elle puisse en juger", aucune personne n'a été emprisonnée après avoir été condamnée à tort faute de preuves de leur innocence, rapporte la BBC. Selon la procureure, ce serait la "démonstration que le système de justice fonctionne". S'agissant des innoncents, on ne peut que s'en réjouir, mais que sait-on du nombre de victimes ayant renoncé à porter plainte, découragées par cette procédure, et du nombre de violeurs restés impunis ?
Déjà une forte augmentation des procédures abandonnées.
"Nous savons déjà que les cas de victimes ayant refusé l’accès à leur téléphone ayant vu pour cette raison la procédure abandonnée, augmentent à un rythme alarmant, alors que les nouveaux chiffres du Home Office montrent que la proportion de condamnations pour viol au niveau national a considérablement chuté" poursuit Claire Waxman.
Adina Claire, codirectrice générale par intérim de Women's Aid, a quant à elle déclaré : "Notre travail avec les victimes de violence conjugale nous a appris que beaucoup de victimes de viol et d'abus sexuels estiment que ce sont elles qui sont jugées, et non le suspect. L'étendue des données personnelles des victimes de viol et d'agressions sexuelles régulièrement collectées par la police et le SPC est extrêmement préoccupante. Cela peut signifier que les antécédents d'une victime, y-compris sexuels, sont examinés au tribunal." Elle a ajouté que les formulaires ne constituaient qu'une partie du problème, alors que la police et les procureurs cherchaient à récupérer des informations provenant de tiers, contacts et amis, telles que des registres scolaires et des notes médicales. Tout est décidément mis en oeuvre pour dénicher le moindre début de preuve de l'innocence de l'accusé au détriment de celui du bien fondé de la plainte de la victime.
En 2018 en Angleterre et au Pays de Galles, seulement 1,7 % des plaintes pour viol ont fait l’objet de poursuites et les 57 600 viols enregistrés par la police ne représenteraient qu'une fraction du chiffre réel attendu que de nombreuses victimes renoncent à signaler les violences (The Independent).
1 - Dont le Crown Prosecution Service (CPS, que l'on peut traduire par « Service des poursuites judiciaires de la Couronne ») est un des services non ministériels du Royaume-Uni, qui est chargé des poursuites judiciaires en Angleterre et au Pays de Galles, c'est-à-dire le procureur.
2 - Victim Support (VS) est une organisation caritative indépendante dédiée au soutien des victimes d'actes criminels et d'incidents traumatiques en Angleterre et au pays de Galles.
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