Le néocapitalisme, mai 68 : la corruption du désir et ses conséquences
L’idéologie du désir n’est pas à comprendre comme une libération, mais comme une perversion du désir. Il n’est pas question d’en explorer les potentialités émotionnelles par une subtile exploitation de la frustration, mais d’y répondre dans l’urgence, dans l’immédiateté.

L'idéologie du désir, le capitalisme de la jouissance
La recrudescence des agressions sexuelles, verbales ou physiques, ainsi que l’expansion de l’industrie porno-prostitutionnelle, sont deux phénomènes alimentés par la perversion du désir masculin. Généralement analysée comme une conséquence fâcheuse de la libération sexuelle, c'est en réalité dans la mutation du capitalisme et l’avènement, comme l'a conceptualisé Michel Clouscard, de l’idéologie du désir, du capitalisme de la jouissance, qu'il faut en chercher les causes.
L'émergence du néocapitalisme
Du 19ème siècle à la crise de 29
Dès la fin du 18ème siècle, le capitalisme prospère essentiellement sur la métamorphose des sociétés occidentales, métamorphose portée par l’innovation technologique, la mécanisation, l’industrialisation, la volonté politique de moderniser les infrastructures et de façon plus marginale par l’essor d’une bourgeoisie consommatrice de biens d’équipement, de biens de confort, désireuse d’afficher ostensiblement un niveau de vie synonyme de réussite sociale. De leur côté, paysans et ouvriers consomment dans le registre de l'utilitaire, du strict nécessaire. La dépense frivole qui ne leur est pas financièrement accessible est par ailleurs stigmatisée au nom de la morale chrétienne, de la condamnation de la jouissance, dont le capitalisme pense avoir besoin pour contrôler les masses laborieuses, les maintenir dans un état d’aliénation propre à assurer leur exploitation.
Toutefois dès les années 20 les capitalistes américains comprennent que l’intégration de la population laborieuse à l'"Américain way of life", jusque-là privilège de la classe bourgeoise et petit-bourgeoise, est indispensable pour assurer la croissance des profits. L’idéologie capitaliste opère sa mutation néocapitaliste et organise sa propagande autour d’une idée simple qui doit générer une consommation de masse : "Je consomme donc je suis un vrai américain". La recette fonctionne tant et si bien qu’entre 1919 et 1929 le revenu national des USA augmente de 39%. Mais l’absence de régulation du marché, l’engouement pour la spéculation facilitée par l’achat d’actions à crédit, induit la création d’une bulle spéculative qui éclate entre le jeudi 24 et le mardi 29 octobre 1929, provoquant une crise économique sans précédent, mais aussi une crise de l’idéologie capitaliste sur fond de montée en puissance du communisme. Pour autant que les dégâts adjoints soient hors normes, la classe dirigeante américaine ne compte pas renoncer à son modèle économique. Pour les fervents adeptes du néocapitalisme, ce n’est pas tant le système qui est en cause que la manière dont il est mis en œuvre. Ainsi c’est le "produire sans contrainte" ou le libéralisme sans cadre, règle d’or des années 20 dont on a perçu limites et dangers, qui est remis en cause. Dès 1933, Roosevelt et son administration avec l’appui du Congrès édicteront un cadre législatif visant à relancer l’économie. Il est toujours question de promouvoir la consommation de masse, mais sous l’égide d’un capitalisme contrôlé par le pouvoir politique.
Si la consommation de masse continue d’être le fer de lance de la croissance économique, le duel Ford/General Motors a permis de comprendre que le meilleur moyen d'entretenir la dynamique des marchés est de planifier l'obsolescence des produits en créant sans cesse de nouveaux modèles pour démoder les anciens. Pour vendre toujours plus il faut stimuler la consommation par l’innovation, la nouveauté et la mode, inviter à la frivolité consumériste en excitant le désir, déstigmatisant l’achat pulsionnel, l’achat irrationnel, en substituant le plaisir à la nécessité. L’acte d’achat ne doit plus être motivé par l’utilité, mais par la jouissance qu'il procure. Les années qui suivent l’adoption du « New Deal » de Roosevelt voient l’Amérique retrouver puis dépasser ses niveaux de production d’avant-crise.
Alors que la culture américaine prédisposait la population à son adhésion massive, l'"American way of life" pour s’imposer en Europe nécessitera un changement de paradigme culturel. Car l'Europe, qui a subi de plein fouet les conséquences de la crise de 29, se méfie du libéralisme comme de la peste. Pour nombre de politiques, les causes de la crise sont à chercher dans la liberté débridée qui a corrompu la société d’après-guerre. Conséquemment, l’ordre, la discipline, la rigueur, l’antilibéralisme, la répression pulsionnelle et la prohibition morale se parent de toutes les vertus et créent un terreau défavorable à l’exportation du néocapitalisme américain.
Du plan Marschall à mai 68
En 1947, les USA, via le plan Marshall, se portent au secours de la reconstruction européenne. Loin d’être philanthropique, l’apport de capitaux américains s’accompagne, en contrepartie, d’une obligation d’ouverture du marché européen au néocapitalisme made in US et de facto à sa culture. Sauveurs de l’Europe, militairement et économiquement, les américains jouissent d’une aura incontestable. Le jazz, le rock’n’roll, les flippers, les juke-box, le coca-cola, les cigarettes blondes, les stars et le glamour hollywoodiens, la technologie, le "tout est possible", etc., séduisent une jeunesse européenne éprise de modernité. Néanmoins persiste un cadre sociétal empreint de rigueur morale, de bienséance, de pudeur, qui entrave encore la complète acculturation ambitionnée par les néocapitalistes. Sans que cela soit énoncé comme tel, cinéastes et musiciens vont servir leur propagande qui insidieusement pousse à la révolte cette partie de la jeunesse qui ne se reconnait plus dans l’ancien système et ambitionne de jouir de la vie, sans entraves, sans interdictions, sans contraintes. Quand se déclarent les évènements de mai 68, dans leur version étudiante, c’est la morale bourgeoise, de facto associée au capitalisme, qui est dans le viseur des manifestants. Mais alors qu’ils croient renverser un ordre établi contre la liberté, les soixante-huitards vont mener une révolution en trompe-l’œil, dans le sens où, à l’inverse du discours véhiculé, elle ne signera pas la fin de l’ère capitaliste, mais l’avènement de sa forme nouvelle. Le changement de paradigme culturel souhaité par le néocapitalisme, qui doit glorifier la libre expression du désir et de son assouvissement le plus immédiat, est maintenant une réalité.
De la consommation de biens matériels à celle de sexe
Mai 68 est l’acte qui entérine l'implantation du néocapitalisme dans les sociétés européennes et l'idée que rien ne doit plus freiner l'accession à la liberté de jouir. Sur le plan de la sexualité érogène, il s’agit de briser les tabous, de laisser libre cours à ses fantasmes. Toute entrave est suspectée de contenir les ferments d’une pensée réactionnaire, anti-libertaire, antirévolutionnaire et brocardée à ce titre par l’élite intellectuelle de la gauche libéraliste. C’est dans ce contexte que la porno-prostitution entame sa mutation. Jusque-là affaire de petits business confinés à un marché de niche, elle est promue, libération sexuelle oblige, au rang de légitime productrice de biens de consommation grand public. Toutefois, la liberté sexuelle est avant tout celle de la gent masculine, car dans les faits elle se traduit par un asservissement des femmes au plaisir et désir des hommes. Pour elles il s’agit de se conformer à un modèle érotique pornifiée, en d’autres termes un modèle d’objet sexuel, d' objet de consommation néocapitaliste. Par ailleurs, l’idéologie libertaire, soutenue par un discours où la liberté individuelle prime sur l’intérêt collectif, donc sur l'intérêt d'autrui, où la transgression est acte de libération, confère au moi une toute-puissance de type infantile, pulsionnelle. Il n’est plus d’actualité de se comporter en adulte face au désir, mais de retrouver (le côté sombre) son âme d’enfant, de refuser tout type de frustration. La consommation de biens matériels et de sexe s’organise autour d’une infantilisation des individus la plus longue possible, d’une déresponsabilisation du passage à l’acte, et d’une érosion méthodique des tabous. Dans l’univers porno-prostitutionnel la femme devient le lieu privilégié d’exercice de l’assouvissement sans limite du désir (masculin) quand sa liberté à se refuser n’est prise en compte que dans la perspective érogène de sa négation. Pendant un demi-siècle, la contamination porno-prostitutionnelle, surfant sur la vague du désir libéré, ne fera que se renforcer profitant de chaque progrès technologique pour accroitre ses nuisances. Il n’est donc pas étonnant aujourd’hui, après un demi-siècle d’objectification sexuelle du féminin, qu'une partie de la gent masculine s’autorise des comportements délibérément agressifs, comme s’il était dans l’ordre des choses relationnelles que leur désir sexuel, à l’instar de celui d’acquisition, soit immanquablement contenté.
L’idéologie néocapitaliste, n’est pas à comprendre comme une libération, mais comme une perversion du désir. Il n’est pas question d’en explorer les potentialités émotionnelles par une subtile exploitation de la frustration, mais d’y répondre dans l’urgence, l’immédiateté, en se souciant le moins possible du sens et des conséquences délétères.
* Crédit illustration : Gatot Pujiarto/ Jekyll and Hyde
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