Mouvement incel : origine et dérives

Alana's Involuntary Celibacy Project.
À la fin des années 90, seuls quelques ados mal dans leur peau, timides et introvertis parcouraient les forums pour rencontrer d’autres jeunes gens qui comme eux, souffraient de problèmes relationnels, notamment et particulièrement dans la sphère de la rencontre amoureuse. Des communautés d’intérêts émergèrent de ces forums et si la plupart furent éphémères, certaines, dont celle des incels, existent encore aujourd’hui.
En 1993, une jeune fille connue sous le pseudo d’Alana, crée une plateforme de discussions baptisée « Alana’s Involuntary Celibacy Project ». Ancien cœur solitaire, elle souhaite échanger avec tous les célibataires désespérés. Filles et garçons en quête de conseils pour draguer efficacement se retrouvent sur son forum, l’ambiance est bon enfant, l’espace se veut un refuge, un sanctuaire pour tous ceux qui souffrent de ne pas avoir de relations romantiques. En 1997, elle commence à utiliser l’abréviation « invcel », qui se contractera rapidement en « incel ». Plusieurs années durant, elle manage le site avant de se rendre à l’évidence qu’elle n’a pas les compétences pour vraiment soulager la détresse de ses followers et en 2000, elle cesse de s’investir dans le projet.
La défection d’Alana signe le début d’une mutation de la communauté incel qui se scinde en deux groupes distincts : IncelSupport et LoveShy. Le premier conserve la philosophie inclusive du départ, le forum est ouvert à tous, femmes et hommes, et les modérateurs suppriment tous les posts misogynes. Le second est moins rigoureux dans le contrôle des commentaires, les hommes peuvent laisser libre cours à l’expression de leur colère envers les femmes, un des administrateurs faisant même l’éloge des tueries de masse et encourageant les membres du forum au passage à l’acte.
LoveShy, qui offre à la misogynie un espace d’expression privilégié, devient de facto le symbole de la dégénérescence incel. Cette version purement haineuse de la communauté incel va s’accorder, entre 2000 et 2010, des accointances avec d’autres groupes subculturels tel 4chan, un forum estampillé extrême droite, dont la section r9k, qui rassemble des individus aux idées proches des incels, est particulièrement portée sur le racisme et le trolling.
La dérive incel s’inscrit dans un mouvement plus large nommé « manosphère », un agglomérat de sites web faisant la promotion d’idéologies centrées sur le concept de mâle dominant. On y trouve notamment les PUAs (pick-up artists) des hommes qui s’enseignent des techniques de drague basées sur la caresse piquante et la manipulation psychologique. Pour les apôtres de la manosphère, les femmes sont LE problème et portent la responsabilité de leur frustration sexuelle. À ce titre, ils trouvent dans le label « incel » tous les éléments constitutifs de leur haine du féminin et vont se l’approprier au détriment des IncelSupport.
De la dérive sémantique au passage à l'acte.
23 mai 2014, Elliot Rodger, 22 ans et incel auto-proclamé, se rend dans un café Starbucks d’Isla Vista (Californie), il vient de poignarder trois étudiants. Après avoir commandé un café, il retourne dans sa voiture où il met en ligne un manifeste et une vidéo exposant ses motivations. Lourdement armé, il se dirige ensuite vers Santa Barbara pour, comme il le précise dans sa vidéo, « prendre sa revanche ». Et elle sera sanglante. « Le jour du châtiment », selon ses propres termes, fera six morts et quatorze blessés. Lui se suicidera avant que la police ne l’interpelle. Cette première tuerie de masse marquera un tournant dans la mise en œuvre de l’idéologie incel.
Dans le manifeste de 137 pages qu’il a diffusé sur le net, Rodger confie : « Je n’ai toujours voulu qu’une chose, aimer les femmes, mais leurs attitudes m’ont appris à les haïr… Je voulais avoir des relations sexuelles avec elles, les rendre heureuses, mais l’idée les dégoutait. Elles ne manifestaient aucun désir pour moi. » Page après page, avec un souci du détail quasi pathologique, il décrit sa vie et les griefs qui alimentent son mépris des femmes. L’indéniable violence de sa rhétorique trouve résonance immédiate chez les jeunes hommes qui cherchent un bouc émissaire à leurs problèmes relationnels.
Loin de subir l’opprobre de ses pairs, Eliot Rodger devient leur source d’inspiration. Sur les forums incel circulent des dizaines de mèmes, des montages photoshop où son visage s’incruste dans des icônes chrétiennes : il est le « Saint », le « Supreme Gentleman ». Eliot Rodger a sonné l’heure de la vindicte, il est question de devenir des « hERos », des tueurs de masse. L’expression « going ER », devenir Eliot Rodger, fait florès dans le monde des incels. L’un d’entre eux proclame : « ER est un vrai héros. Sans lui la communauté incel n’aurait jamais existé. »
Toronto 23 Avril 2018, le temps est splendide, deux étudiants marchent tranquillement rue Yonge, ils se rendent à la bibliothèque quand un Chevrolet Express, conduit par Alek Minassian, monte sur le trottoir et fonce dans la foule. Le bilan est lourd : dix morts et 16 blessés. Les deux étudiants font partie des victimes décédées. Arrêté, le conducteur se présente comme un incel. Pas un incel des débuts, mais un activiste décidé à poursuivre la révolution des bannis du sexe initiée par Eliot Rodger.
Bien que l’on ne puisse trouver d’études démographiques sérieuses sur la communauté des incels - en partie dû au fait de sa foncière hostilité aux « étrangers », entendez chercheurs et journalistes, par le biais de leurs forums - il est possible de conduire des enquêtes sur leur composition. Les incels sont typiquement des jeunes hommes entre 20 et 30 ans, européens ou nord-américains, souffrant de solitude, de rejet et de frustration sexuelle. Persuadés que leur look ou d’autres traits de leur personnalité – plusieurs incels se disent autistes – leur ôtent tout espoir de relation amoureuse, ils tentent de se réconforter en échangeant sur leurs avatars existentiels et vilipendant la gent féminine. La plupart se persuadent qu’hormis leurs « coreligionnaires », personne n’est en mesure de comprendre combien leur statut de « garçon moche » implique de souffrances. Pour eux, les tueries d’Isla Vista et de Toronto sont le fait d’actes héroïques dont les autres incels devraient s’inspirer. Attaques à l’acide, viols collectifs, meurtres, tout serait bon pour punir les femmes qui se refusent à eux. Leur rage s’inscrit parfaitement dans l’air du temps portant un renouveau d'une misogynie violente et décomplexée. L'idéologie incel ne cesse de se propager et faire des adeptes alimentant à juste titre toutes les spéculations alarmistes.
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